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Les neuf visages du coeur

Publié lundi 20 décembre 2010
Dernière modification vendredi 8 mai 2015
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Par Edoli

Rubrique Littérature
◀ La BD et l’Inde
▶ Shantaram (1)

Radha, jeune femme issue d’une vieille famille aisée, vit dans une petite ville du Kerala. Une liaison malheureuse l’a conduite à se "laisser épouser" par Shyam, un lointain cousin de condition modeste. Les époux ont peu de choses en commun ; alors que Radha est férue d’art et aspire à la liberté, Shyam travaille dur à sa réussite sociale et rêve de conquérir - ou d’asservir - Radha qui reste distante. Bien qu’elle trouve ses goûts vulgaires et son comportement maladroit, elle s’efforce de supporter cet époux qu’elle a si peu choisi. A proximité du florissant complexe hôtelier qui fait toute la fierté de Shyam, vit l’oncle de Radha, Koman, ancien danseur de kathakali (1) ayant connu une certaine renommée, qui aime tendrement sa nièce et souffre de la voir s’étioler peu à peu.
Ce fragile équilibre est troublé par l’arrivée d’un jeune Anglais, Chris, écrivain voyageur et musicien, qui souhaite recueillir les souvenirs de Koman afin d’écrire sa biographie. Radha est immédiatement attirée par ce beau jeune homme aux yeux verts, raffiné et décontracté, avec lequel elle peut engager des joutes poétiques et dont les intérêts sont incomparablement plus proches des siens que ceux de son balourd de mari. Chris, de son côté, est plus que sensible au charme de Radha. Au cours des soirées pendant lesquelles l’oncle raconte la vie mouvementée de ses parents puis égrène la sienne, Radha et Chris nouent une liaison passionnée sous le regard complice de Koman qui, avec un plaisir mêlé de crainte, voit sa nièce s’épanouir sous l’effet de l’amour et du désir.

Avec Les neuf visages du coeur, Anita Nair nous offre un roman profond et émouvant qui allie avec une grande finesse préoccupations actuelles et tradition au travers du kathakali et donc de la mythologie hindoue. En effet, le récit est structuré autour des neuf émotions présentes dans le kathakali : sringaram (amour), hasyam (mépris), karunam (chagrin), raudram (fureur), viram (courage), bhayanakam (peur), bibhatsam (dégoût), adbhutam (émerveillement) et shantam (sérénité). Chacun de ces sentiments fournit l’intitulé d’un chapitre et en constitue - plus ou moins - la dominante. D’autre part, l’histoire est racontée tour à tour par chacun des personnages principaux : Radha, Koman et Shyam. Chacun nous expose sa vision de la situation, sa vie, ses sentiments, ses craintes et ses espoirs.
C’est ainsi que l’on peut comprendre la résignation de Radha bernée par un amant marié qui lui promet de divorcer dès que ses enfants seront grands, mais oublie de préciser que le benjamin n’a que cinq ans. De même, on ressent le sentiment d’étouffement qu’elle éprouve à vivre avec un mari qui lui interdit de travailler, de conduire et se charge même de lui acheter ses protections périodiques.
L’univers de Shyam est tout autre. C’est un parvenu dont toute l’énergie tend vers les affaires, dans lesquelles il réussit fort bien. Très épris de sa femme, il espère la conquérir grâce à son argent, dont elle n’a que faire, et à ses multiples attentions, qu’elle trouve envahissantes. Cependant, la sincérité de son amour, sa souffrance face à sa femme qui s’éloigne et même sa maladresse, finissent par le rendre touchant sinon sympathique.
Sollicité par Chris pour raconter sa vie, Koman commence par celle de son père, orphelin ballotté du Kerala à Ceylan puis au Tamil Nadu où il connaît un amour fou avec la jeune Saadya. La découverte de l’amour par ces deux candides jeunes gens est sans doute le passage qui m’a le plus touchée tant leur sentiments sont entiers et leur engagement total. Quant à Koman, fils d’une mère musulmane et d’un père hindou qui confie son éducation à des chrétiennes, il ne se sent lui-même que dans la peau des personnages du kathakali.

C’est donc tout naturellement que le Mahâbhârata et le Râmâyana occupent une place de choix dans le roman : les situations et le comportement des protagonistes sont souvent comparés à des épisodes, des héros ou des démons de ces épopées. Cela nous permet de percevoir à quel point ces textes imprègnent la vie des Indiens et leur servent encore maintenant d’outils d’analyse et de compréhension de leur vie et de leur environnement. Ces rapprochements sont faits avec pertinence et une grande habileté et ne nuisent en rien à la fluidité du texte.
Cependant, bien que profondément ancré dans la culture indienne, Les neufs visages du cœur est un roman moderne qui démontre, avec subtilité, comment le poids des conventions sociales écrase les êtres et engendre l’hypocrisie. En mettant, non pas la famille, mais l’individu au centre du récit, l’auteur affirme le droit de chacun à la vérité, au bonheur et à l’amour, sans en éluder les plaisirs ni les difficultés.

Avec Les neuf visages du coeur, Anita Nair, auteur de l’excellent Compartiment pour dames, nous offre un roman riche, complexe, et qui reste d’une lecture agréable. Elle nous immerge au plus profond du Kerala dont elle nous fait partager la richesse des traditions, la luxuriance de la nature et la douceur de vire, même si elle est parfois trompeuse.

1) Le kathakali (de katha, histoire, et kali, jeu) est une forme de théâtre dansé originaire de l’état du Kerala dans le sud de l’Inde, et fixée en 1657 à partir de formes traditionnelles comme le krishnanattam et le kutiyattam. C’est une combinaison spectaculaire de drame, de danse, de musique et de rituel. Les personnages, aux maquillages élaborés et aux costumes raffinés, reconstituent des épisodes tirés des épopées hindoues, le Mahâbhârata et le Râmâyana, et de la vie de Krishna. Les formes et les couleurs du maquillage sont toutes codées, selon l’interprétation du personnage représenté sur scène (prince vertueux, personnage démoniaque, sexe, hiérarchie et qualité). (Wikipédia)

Titre : Les neuf visages du coeur
Année de parution : 2006
Auteur : Anita Nair
Titre original : Mistress (2005), trad. de l’anglais par Marielle Morin
Editeur : Éditions P. Picquier, 598 p., glossaire général et glossaire du kathakali

Un grand merci à Edoli pour cet article !

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