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Longues distances

Publié samedi 22 août 2015
Dernière modification lundi 7 septembre 2015
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Par Alineji

Rubrique Littérature
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Publié en mars 2015, le dernier roman de Jhumpa Lahiri, Longues distances, se lit d’une traite et reste longtemps en mémoire une fois le volume refermé. Il narre sur plus d’une cinquantaine d’années l’histoire de deux frères, Subhash et Udayan Mitra, de leurs choix de vie, et des conséquences qui en découlent sur leurs proches.

Nés peu de temps avant l’indépendance de l’Inde, les deux frères n’ont que quinze mois de différence, et leur ressemblance physique est aussi grande que leurs caractères sont dissemblables. Subhash, l’ainé, est un garçon sage, introverti et respectueux des usages et de l’ordre établi. Udayan au contraire est plutôt rebelle et turbulent. Très proches l’un de l’autre pendant toute leur enfance et leur adolescence à Tollygunge, un quartier modeste de Calcutta, ils vont être séparés au début de leur vie d’adultes par la largeur d’un océan. Subhash part aux USA, à Rhode Island, achever ses études et préparer une thèse en océanographie. Udayan choisit de rester et de devenir enseignant dans un collège. Il se marie avec Gauri, la sœur d’un de ses amis, qu’il ramène comme le veut la tradition dans la maison de ses parents. Mais ce que ne raconte pas Udayan dans ses rares lettres à Subhash, c’est son engagement auprès d’un groupe d’activistes révolutionnaires en pleine expansion, les sympathisants du mouvement de Naxalbari [1]. Nous sommes à la fin des années 1960.

Un jour cependant, trois ans après son départ, Subhash reçoit un télégramme qui va tout changer : « Sans vie, voguant sur l’Océan. Udayan tué. Reviens si tu peux. » De retour chez ses parents, il fait la connaissance de la jeune veuve, promise à un sombre avenir, d’autant plus qu’elle attend un enfant d’Udayan. Subhash lui propose alors de l’épouser et, espérant fonder un nouveau foyer avec elle et le bébé à naître, repart aux États-Unis en sa compagnie. Qu’adviendra-t-il de ce couple formé sur la ruine d’un autre, et de la petite fille, Bela, que Subhash considère tout de suite comme son enfant ? Gauri est-elle prête à oublier Udayan, alors que son nouvel époux lui semble une copie affadie de son jeune frère ? Sauront-ils un jour la vérité sur la mort de ce dernier ? Et qu’en est-il des parents restés en Inde ?

A travers l’histoire de cette famille, Jhumpa Lahiri nous parle des nombreux problèmes qui ont agité l’Inde du milieu des années 1940 jusqu’au début de ce XXIe siècle. Par petites touches d’abord légères, impressionnistes, elle évoque l’indépendance, la partition, les mouvements séparatistes de certaines régions frontalières, la naissance du Bangladesh. Puis, elle met surtout les pieds dans le plat de belle manière, avec l’évocation de l’engagement maoïste d’Udayan et de son basculement dans la violence du mouvement naxalite. Comme dans une tragédie grecque, elle montre comment il est entraîné dans une spirale irréversible et quelles en seront les conséquences sur ses proches. Comment un désir de libération, va finalement entraîner plusieurs êtres dans la douleur et le malheur, et comment chacun va tenter de s’en sortir en réagissant avec ses propres moyens.

Une des forces du roman réside dans sa construction. De façon très habile, l’auteure joue sur la temporalité. Son récit suit une chronologie en apparence chaotique, faite de retours en arrière ou de bonds de plusieurs années, qui surprend au début, mais qui s’apparente en fait à celle de la mémoire. Grâce au personnage de la jeune Bela qui confond passé proche ou passé lointain, elle donne une des clés de la structure de son roman, rappelant au passage qu’en bengali, l’équivalent du mot « hier », Kal, vaut aussi pour dire « demain ». Et pour Bijali, la mère des deux garçons, le temps s’est d’ailleurs arrêté un jour d’automne 1971. Depuis la mort d’Udayan, tous les jours, à la même heure, quel que soit le temps ou la saison, elle s’en vient déposer un bouquet au pied de la borne érigée à l’endroit où il a été abattu. Pour Gauri, aussi, sans cesse ramenée à l’instant de la tragédie et, de plusieurs manières différentes, à ce qui l’a précédée. Seul Subhash échappe à cette fatalité et Bela aussi, en devenant adulte.

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L’édition originale américaine

Le style est limpide, simple, presque détaché. Pour exprimer et faire ressentir les sentiments de ses personnages, la romancière se contente le plus souvent d’exposer les petits gestes du quotidien, la banalité des sensations. Le passage des saisons et des années sur leur environnement, la couleur des arbres, de l’herbe, la description d’un vêtement, celle des mutations d’un quartier, etc. sont des indices laissés à dessein qui permettent au lecteur de se sentir proche d’eux, de s’y attacher, et d’avoir envie de les suivre jusqu’au bout de leur aventure personnelle et humaine. Jhumpa Lahiri joue en virtuose sur l’empathie. Elle ne juge pas ses créatures et accorde la même liberté au lecteur. Lorsqu’on abandonne à regret Subhash, Udayan, Gauri, Bela et les autres, au bout de 450 pages, on a l’impression d’avoir fait un voyage en compagnie d’amis, avec leurs qualités et leurs imperfections, et avec tout ce que cela comporte de joies, mais aussi parfois d’agacement.

Comme dans ses précédents livres, elle aborde avec pertinence dans Longues distances le sujet de l’exil et du déracinement, de l’identité. Le choix de Subhash de vivre à Rhode Island — qui est aussi la ville où Jhumpa Lahiri a grandi — et d’y refonder une famille, ne se fait pas sans sacrifices et sans douleurs. Son arrivée et ses premières années sur le campus d’une université étrangère, sa solitude, sa nostalgie d’un pays qu’il a pourtant choisi sciemment de quitter, sont décrites avec le ton juste et sans pathos. Les métamorphoses de Gauri pour se construire, se reconstruire, qui passent par des changements physiques radicaux, sont une autre manifestation de ce sentiment d’exil et de perte d’identité vécus par un personnage. Idem pour les réactions de Bela lorsqu’elle découvre, adolescente, pour la première fois, le pays de ses parents et ses coutumes étranges.

De son premier recueil de nouvelles à son avant-dernier roman, Sur une Terre étrangère, Jhumpa Lahiri abordait déjà ces thèmes qui la hantent. Elle, qui est née en Angleterre de parents indiens d’origine bengalie, a grandi aux USA, où elle vit aujourd’hui en compagnie de son époux mi-grec mi-guatémaltèque et de leurs deux enfants, rétorque lorsqu’on l’interroge : « Je n’ai jamais su répondre à la question, D’où êtes-vous ? ». Elle dit aussi : « Je me rends compte que j’ai assimilé de mes parents la sensation d’être perpétuellement en exil. »

Diplômée en littérature anglaise à la Columbia University de New York, elle est également titulaire d’un doctorat sur la Renaissance. Son recueil l’Interprète des maladies la situe dès 1999 dans la liste des meilleurs écrivains indo-américains et reçoit plusieurs prix prestigieux, dont le Pulitzer et le Pen-Hemingway. Son livre suivant, Un Nom pour un autre, a été adapté au cinéma par Mira Nair. Et elle est l’auteure de l’excellent scénario de plusieurs épisodes de la série En Analyse, dans laquelle un émigré, Sunil, joué par Irrfan Khan, s’invente une stratégie afin de retourner coûte que coûte en Inde.

Fiche bibliographique :

Titre : Longues distances
Auteur : Jhumpa Lahiri
Edition : Robert Laffont, Paris, collection Pavillons, 456 pages
Date de parution : 12 mars 2015
Traduction de l’anglais : Annick Le Goyat
Titre original : The Lowland, New York, 2013
ISBN : 978-2-221-11145-1


[1Le Naxalisme est un mouvement révolutionnaire maoïste violent né d’une révolte paysanne en 1967, dans le village de Naxalbari, près de la frontière népalaise. Eclaté en plusieurs groupes, il sévit toujours actuellement dans plusieurs états indiens. Dans les années 1970, les naxalites ont été à l’origine de plusieurs attentats et assassinats ciblés de représentants des forces de l’ordre.

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