Bajirao Mastani
Langue | Hindi |
Genres | Drame, Film historique |
Dir. Photo | Sudeep Chatterjee |
Acteurs | Priyanka Chopra, Irrfan Khan, Deepika Padukone, Ranveer Singh, Tanvi Azni, Vaibbhav Tatwawdi |
Dir. Musical | Sanjay Leela Bhansali, Sanchit Balhara |
Paroliers | A. M. Turaz, Siddharth–Garima, Prashant Ingole |
Chanteurs | Shreya Ghoshal, Vishal Dadlani, Arijit Singh, Sukhwinder Singh, Javed Bashir, Pandit Birju Maharaj, Vaishali Made |
Producteurs | Sanjay Leela Bhansali, Kishore Lulla |
Durée | 158 mn |
[Edit] Bajirao-Mastani ressort en salles le 25 juillet 2018. Faites-vous un avis sur le film en le regardant, dans toute sa dimension épique, sur grand écran… sinon, lisez ou relisez la critique de notre rédacteur.
Après Ram-Leela en 2013 S.L. Bhansali revient avec une œuvre vertigineusement monumentale et d’une maîtrise technique exceptionnelle : Romance historique aux échos shakespeariens, Bajirao Mastani revendique – avec raison – son tragique écrasant et son esthétisme épique.
La geste de S.L. Bhansali – plus de dix ans pour mener à terme ce projet – est aussi un geste d’amour pour le cinéma, ainsi qu’une révérence grandiose aux films de l’âge d’or indien. Cependant, bâtissant un monument colossal, s’adonnant à la démesure, Bhansali perd lui-même la mesure de son propre opéra et manque souvent d’inspiration, débordé par une entreprise bien trop vaste…
Dans la première moitié du XVIIIe siècle, sous le règne du quatrième chhatrapati (roi) de l’Empire marathe, Bajirao (Ranveer Singh) est nommé Peshwa (ministre) de cette puissance hindoue à l’avenir prometteur mais incertain [1]. Reconnu par ses qualités martiales et politiques (étonnante scène d’introduction avec un Ranveer tout imberbe et déterminé) Bajirao succède à son père pour devenir le guerrier invaincu qui rentrera dans l’histoire par ses exploits militaires et ses déchirements amoureux. Assumant, avec un génie militaire inégalé, le destin d’un empire cimenté sur l’entreprise idéologique de (re)conquête de l’Inde, Bajirao affrontera les Moghols, alors en pleine désintégration… mais le peshwa Bajirao, bientôt tiraillé par deux amours, résistera-t-il aux assauts du cœur (et contre la raison (d’État)) ?
Marié à la belle et digne Kashibai (Priyanka Chopra toute en grâce et en retenue), femme amoureuse et dévouée, gardienne du foyer – du feu maternel et des braises de la passion –, Bajirao vivra l’irruption dans sa vie de Mastani (Deepika Padukone), guerrière exceptionnelle, rajpoute musulmane, fille du raja de Bundelkhand, qui – elle –, à la différence d’un Bajirao trop erratique, assume majestueusement sa propre destinée : qui d’autre que SLB aurait pu déposer délicatement sur les lèvres sublimes de ce personnage féminin le non moins exquis « Mastani écrit elle-même son propre destin » ?
Bajirao Mastani est une œuvre saisissante d’actualité. C’est bien plus que la simple histoire d’amour entre un hindou et une musulmane : C’est une histoire d’amour apocryphe dans les plaines du Deccan en temps de guerre et d’intolérance. C’est un « ménage à trois » entre les raisons de la politique, la piété familiale et amoureuse, et l’inadmissible rencontre de deux êtres séparés par la société.
Prononçant sa propre absolution SLB nous joint – en carton d’ouverture – un avertissement sur les libertés prises par rapport à l’histoire d’origine. Attitude « commercialo-juridique » prudente, mais terriblement décevante. Le réalisateur aurait pu laisser l’œuvre parler d’elle-même, car Bajirao Mastani – décrié par la censure pakistanaise ou par les nationalistes de la Shiv Sena [2] – mérite d’être son propre argument au lieu d’évacuer les critiques… qu’elles relèvent de sa fidélité historique ou des excès, scandaleux, de son propre scénario.
Bajirao Mastani est une œuvre excessivement baroque, et le pléonasme lui sied à ravir. Ce devrait être un film délicatement scintillant, irradiant une douce lumière à l’image de l’élégant Palais aux miroirs de Deewani Mastani (écho féérique renvoyant au Palais de Chandramukhi dans Devdas et même aux décors d’antan de Mughal-E-Azam). Mais, au contraire, Bajirao Mastani apparaît surchargé par sa propre splendeur, saturé par son incroyable somptuosité. Bhansali semble emporté par l’ivresse de sa propre magnificence : l’œuvre croule sous la démesure, elle s’effondre sous une opulence que le réalisateur a voulue trop méticuleuse (presque prosélyte !).
D’un grand raffinement visuel, BM n’est paradoxalement pas l’œuvre sensorielle que l’on aurait désirée : ostensiblement magnifique, ses excès l’affublent de l’ignominieuse épithète de film « à costumes ».
Même les danses, merveilleusement chorégraphiées, paraissent plus athlétiques que gracieuses, plus spectaculaires que cohérentes. Et si le réalisateur, à coups de plans d’ensemble, de plongées et contre-plongées, nous émerveille par le faste des décors – tout en signalant la verticalité du destin inexorable – il ne parvient cependant pas à nous offrir cette intimité simple et sensuelle si bien travaillée avec Paro ou Chandramukhi dans Devdas. Dès lors les personnages (ap)paraissent effacés par le décor et par la performance des acteurs qui les incarnent…
Que dire des scènes de combat aux proportions « rajinikanthiennes » ? Que penser d’un Bajirao en version Légolas défiant les lois de la gravité tout en respectant celles du grand spectacle ? On ne tiendrait pas rigueur aux trips délirants de SLB si la photographie extérieure n’était pas aussi fade et visible (quel sale écran vert apparent !).
Emporté par son œuvre, Bhansali néglige même les temporalités – terriblement confuses pour un scénario à la narration défaillante – cédant ainsi à l’horrible facilité d’une voix off qui nous ferait en vouloir au pauvre Irrfan Khan dont la voix n’est pourtant pas si désagréable.
Trop lourds, les dialogues sont volontairement grandiloquents, assénées tels des sentences divines d’une théâtralité bienvenue dans la bouche de Phèdre mais pas dans celle de Mastani. Leur faux lyrisme est couronné par l’affreux et faussement transcendant : « toutes les religions professent l’amour, l’amour n’a pas de religion et c’est une religion en lui-même »… qui achève et enterre le film… C’est malheureux qu’un argument aussi intéressant que l’union insupportable entre un hindou et une musulmane n’ait pas été assez exploité, et réduit à une simple confrontation chromatique ( « Safran » vs. « Vert » ; le prénom à donner à un enfant…).
Bajirao Mastani laisse le goût amer d’avoir assisté à une suite de scènes d’une splendeur superficielle (des plans de coupe bien réalisés mais d’une grande inutilité [3]). Pourquoi cette impression désagréable que le film avance par à-coups, que finalement il n’est qu’une version améliorée de Ram-Leela (exubérant de vacuité) ?… comme s’il n’était qu’une célébration des corps et de l’opulence en elle-même plutôt que de la force transgressive de l’amour… un film trop lisse, trop poli et sans aspérités, un film qui cherche trop la perfection visuelle, mais n’as pas le relief scénaristique nécessaire qui en aurait fait un chef d’œuvre…
On pourrait croire à un « film de personnages » (les titres des films de Bhansali sont souvent des prénoms), malheureusement l’histoire très esthétisée écrase leur prestation et les relègue au second plan : Les acteurs sont moins convaincants que leurs habits flamboyants et les prouesses architecturales qui les dévorent. Malgré les 2h30 de pellicule, Bhansali nous offre peu de moments pour rentrer dans leur psyché et entreprendre, avec eux, le voyage intérieur dans les tréfonds de leur destinée tragique marquée par des choix impossibles.
Bajirao est interprété par un Ranveer Singh manquant de relief, plus dans la performance que dans l’incarnation (malgré sa saillante moustache du meilleur effet). Mis à part quelques fabuleux moments de grâce hallucinée (les mouvements électriques de l’acteur dansant Malhari), Ranveer joue, dans l’ensemble, un Bajirao impavide, d’une grande inanité, orné d’un rictus martial terriblement désincarné… alors qu’il devrait être un guerrier formidablement tragique menant un combat sur deux fronts (contre les Moghols pour l’Hindoustan ; et une bataille, effrayante, contre et pour son propre foyer).
Sa double appartenance – brahmane de naissance et kshatriya par sa destinée guerrière – serait une piste de lecture fascinante si l’éthos complexe du personnage était plus travaillé…
Malgré ses yeux hypnotiques et sa démarche puissante Ranveer – chauve ou enturbanné – offre sous la direction de Bhansali un Bajirao oubliable et mal conçu : Le Peshwa n’est pas un personnage extrême comme Devdas, ou radical comme Ethan Mascarenhas (Guzaarish), il n’est pas non plus tragiquement libre (ou, à l’opposé, prisonnier de sa tragédie), ce n’est pas non plus un homme d’une voracité exceptionnelle ou d’une sensualité outrancière, ce n’est même pas un véritable narcissique… c’est un corps désincarné, lisse, un personnage fantomatique réveillé par quelques sursauts lyriques.
Malgré l’amour pour ses superbes parèdres, il semble ne jamais mesurer la portée de ses actes ni moins encore les remettre en cause. Au mieux nous pouvons saluer et avoir de la considération pour son arrogance inconsciente et à toute épreuve, mais l’humiliation qu’il impose à ses deux épouses est en tous points insoutenable.
Étrangement sa vie politique est délaissée. Les conspirations et les arcanes du pouvoir sont inexistantes, mise à part la salutaire interprétation furibonde de Tanvi Azmi en matriarche inflexible, perfide Radhabai, mère intrigante et intransigeante, maîtrisant l’art de la politique bien mieux que son propre fils (tout de blanc vêtue, austère, les cheveux rasés… ce personnage évoque le sort réservé aux veuves au XVIIIe s.).
La vitalité du film est surtout insufflée par l’interprétation féminine, véritable pilier de l’édifice bâti par SLB. Ce sont elles qui endossent le lyrisme tragique de leur rôle historique, dotées d’une meilleure densité psychologique et travaillées par des destinées singulières bien plus intéressantes : Mastani, idéaliste, transie de désir, assume l’ivresse passionnelle de son amour contre toutes les convenances politiques, ne délaissant jamais ses attributs guerriers (superbe scène dans laquelle Mastani défend son rejeton). Kashibai endosse, elle, son rôle politique d’épouse, malgré les humiliations. Exclue de l’histoire (et du titre du film) Priyanka Chopra réussit à imposer son personnage malgré son retrait, sacrifiée sur l’autel du bien commun elle fera luire de douleur et d’amour ses grands et sublimes yeux noirs… effaçant même, par moments, l’actrice principale.
Devdas était un film excessivement merveilleux et merveilleusement excessif… en comparaison Bajirao Mastani luit d’une splendeur baroque, mais c’est là aussi son principal défaut. Il s’agit d’un film surchargé, qui a du mal à décoller, on a du mal à adhérer au scénario proposé par Bhansali – qui est par ailleurs un grand esthète.
On pourrait naïvement croire que le sujet du film n’est que le récit de l’amour entre Bajirao et Mastani, mais c’est plutôt l’obsession amoureuse de Bhansali pour cette même histoire qui en est l’objet. C’est aussi, en définitive, l’histoire de la passion de Bhansali pour le cinéma… à l’image de ce prototype de cinématographe – habile jeu de miroirs – inventé pour Kashibai. Peu importe sa véracité historique, car le cinéma, dans le cœur de SLB (et dans le nôtre), semble éternel et intemporel.
[1] Pour avoir plus des précisions sur l’Empire et la Confédération marathe on pourra consulter Histoire de l’Inde de Michel Boivan aux Presses Universitaires de France.
[2] Le film est non seulement attaqué par la droite nationaliste hindoue, mais aussi par des secteurs conservateurs musulmans. Le Central Board of Film Certification (CBFC) du Pakistan – avant de se rétracter – avait émis des réserves contre le film faisant planer le doute sur la diffusion du film jugé antimusulman et « anti-islamique ».
[3] Confrontation, en surface, de Bajirao et un ministre du Chhatrapati ; un jauhar prometteur frustré par Bajirao ; l’ex-amie musulmane de Kashibai, etc….