Bollywood Apocalypse de Manil Suri
Publié vendredi 18 juillet 2014
Dernière modification vendredi 8 mai 2015
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Le troisième roman de Manil Suri appartient à une trilogie prenant pour point de départ les grands mythes hindous. Son titre original en anglais, The City of Devi est en l’occurrence plus approprié que le titre français. L’histoire commence le 11 septembre 2011. Le lecteur se trouve plongé en effet au cœur de Bombay, la ville de Devi, la Déesse mère, incarnée peu de temps avant dans un film de Bollywood, Superdevi, qui a enthousiasmé les masses et provoqué des émeutes sanglantes dans tout le pays. Ne cherchez pas le film, il n’existe heureusement que dans le roman, tout comme le postulat de certains personnages voulant remplacer la Trimurti classique Brahma, Shiva, Vishnu, par celle de Shiva, Vishnu, Devi.
Nous sommes quelques jours après le 11 septembre 2011. Des bombes « sales » ont explosé un peu partout sur la planète, une guerre atomique totale entre l’Inde et le Pakistan menace d’éclater et de détruire non seulement la mégapole mais aussi plusieurs autres capitales. Dans cette ambiance d’avant la fin du monde, une jeune femme, Sarita, recherche désespérément son mari Karun, scientifique de haut niveau disparu depuis quinze jours. Dans un abri, elle croise le très beau et mystérieux Jaz, musulman égaré au milieu d’extrémistes nationalistes hindous. Elle le sauve in extremis du lynchage. Jaz décide alors de la suivre dans sa quête, pour dit-il la protéger à son tour. Mais ses intentions sont-elles si nobles ?
Le récit, à deux voix et à la première personne, est d’abord celui de Sarita qui narre non seulement sa survie au milieu du chaos et des ruines, mais aussi sa rencontre et son histoire avec Karun. Puis s’y mêle la voix quelque peu cynique du flamboyant Jaz. Et c’est tantôt lui, tantôt elle qui donnent alternativement leur vision des événements auxquels ils sont mêlés malgré eux, qui les obligent à s’entraider, à se rapprocher et à s’entendre. Foisonnant, débordant de trouvailles, Bollywood Apocalypse peut se lire comme une uchronie inquiétante, comme un thriller un peu déjanté, ou comme une triple histoire d’amour fou et de tolérance.
A peine commencé, le livre vous retient jusqu’à la dernière page. A un rythme endiablé, sur un ton loufoque et déjanté, parfois plus grave, l’auteur vous entraîne, sans jamais vous lâcher la main, à la suite de ses deux héros, au milieu des décombres et des affrontements intercommunautaires. Parmi les personnages les plus attachants, on suit la figure de Karun dessinée en creux et en kaléidoscope par Sarita et par Jaz. Plus inquiétants sont le politicien véreux – quel pléonasme ! – Bhim, qui appelle les foules au meurtre, et la naine tyrannique, ex-mendiante, sortie des bas-fonds pour jouer le rôle de Devi ma. A l’aide d’effets spéciaux et de la machinerie complexe utilisée dans le film qui a mis le feu aux poudres, le premier va utiliser la seconde pour mieux asservir des foules qui ne demandent qu’à croire aux miracles et aux super pouvoirs de la pseudo divinité. Une belle métaphore de la politique dévoyée.
En effet, sans avoir l’air d’y toucher, l’auteur introduit une réflexion plus profonde sur la violence, sur les courants extrémistes et la corruption généralisée qui agitent son pays, sur la manipulation des individus et des masses. Il aborde aussi les questions de religion, de foi et de superstition, la sexualité et la marginalité, dans un pays où dire que les traditions sont pesantes est un euphémisme. Parfois déroutant, le ton volontiers provocateur de Suri ne laisse pas indifférent. Une voix nouvelle et particulière qui plonge dans les racines profondes des mythes indiens, mais qui parle des problèmes les plus actuels, des peurs les plus contemporaines sans jamais adopter un ton pontifiant. Avec un humour et un second degré quasi permanents, il fait mouche et touche où ça fait mal. Et parions que vous reviendrez assez secoués de ce voyage en apocalypse.
Manil Suri, né en juillet 1959 à Bombay, est le fils d’un directeur musical de Bollywood, milieu qu’il connaît donc très bien. Il commence ses études à Bombay, puis déménage aux USA et les termine à la Carnegie Mellon University de Pittsburgh. Après avoir obtenu son doctorat de mathématiques, en 1983, il commence à enseigner à Baltimore (University of Maryland, Baltimore County) et, pendant son temps libre, à écrire des nouvelles qui ne sont pas publiées.
Son premier roman, La Mort de Vishnou, dont il avait commencé l’écriture en 1995, paraît en 2001. Traduit dans vingt-sept pays, il a été publié en France, au Seuil, en 2002. Mother India, son deuxième livre et bestseller mondial, est paru chez Albin Michel en 2009. Les titres originaux de ses romans rendent mieux compte de la cohérence de sa trilogie axée sur la mythologie indienne : The Death of Vishnu, The age of Shiva et The City of Devi qui devait à l’origine porter le nom d’une autre divinité du panthéon hindou et s’intituler The Birth of Brahma.
Aujourd’hui, Manil Suri, qui continue à enseigner les mathématiques dans la même grande université, est considéré comme l’un des auteurs indiens les plus importants de sa génération. Il écrit aussi des articles et des essais engagés sur la question gay en Inde.
Fiche bibliographique :
Titre original : The City of Devi
Traduction : Dominique Vitalyos
Date de parution : mars 2014
Editeur : Albin Michel, 480 pages, broché
ISBN : 978-2-226-25605-8