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La critique de Fantastikindia

Par Mel - le 3 février 2015

Note :
(8.5/10)

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Hamid sort du bar en titubant, soûl comme d’habitude. Un malheureux coup de vent et voilà que la grande pancarte que des ouvriers étaient en train d’installer s’écroule en écrasant le poivrot. La communauté musulmane de la petite ville côtière du Maharashtra, imam en tête, va pour l’enterrer dans son linceul blanc. Ils sont en train de réciter les dernières prières lorsqu’un groupe d’excités surgit pour réclamer le corps fraîchement mis en terre. Le ton monte. Himad ne serait pas musulman mais hindou. On n’enterre pas un hindou n’est-ce pas ? On le brûle. D’ailleurs, il ne s’appelle pas Himad mais Kishan. La police s’interpose et le fait déterrer pour l’entreposer à la morgue. Il ne reste qu’à attendre que la justice statue sur sa religion officielle.

Le juge a bien du mal. Hamid/Kishan était visiblement né dans une famille hindoue. Mais il était aussi marié à Fatima (Tanvi Azmi) depuis 20 ans. Pourtant, il n’a pas été déclaré à la naissance. Sa conversion à l’islam à l’occasion de son mariage n’a pas non plus été enregistrée. Il n’y a rien qui fasse pencher la balance d’un côté ou de l’autre. Que faire ? Les esprits s’échauffent. Le nouveau chef de la police (Vinay Jain) est perdu. Mutha Seth (Satish Kaushik), le politicien dont l’effigie a tué le pauvre hère, est également le propriétaire du journal local. Quelle bonne idée pour relancer les ventes que d’exploiter le drame…

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Hamid/Kishan écrabouillé

Feroz Abbas Khan est avant tout un homme de théâtre. Il a commencé sa carrière au Prithvi Theatre de Shashi Kapoor et Jennifer Kendal avant d’écrire et de mettre en scène de nombreuses pièces à succès. Dekh Tamash Dekh est sa seconde incursion derrière la caméra après Gandhi, My Father qui a obtenu de nombreux prix à sa sortie en 2007. Il aborde ici crânement un thème particulièrement sensible : celui des relations entre hindous et musulmans. Les émeutes qui opposent de temps en temps les deux communautés montrent que la plaie de la partition n’est pas totalement refermée. Pourtant, les auteurs n’hésitent pas à gratter… et ça fait mal.

La distribution du film est très inhabituelle dans une industrie cinématographique qui repose en grande partie sur le vedettariat. Satish Kaushik, connu avant tout pour des rôles comiques secondaires, est l’acteur le plus célèbre d’une distribution composée essentiellement d’inconnus. S’il n’y a pas de visage familier, il n’y a pas non plus de personnage principal, pas de héros, pas vraiment de méchant. Tout le village gravite autour du corps d’un ivrogne misérable qu’on aperçoit trois secondes tout au plus. Il n’y a ni danse ni chant qui puissent interrompre la narration. L’écriture très incisive de Shafaat Khan nous plonge sans échappatoires dans une histoire unique qui ne dure que dix jours dans un lieu qui semble très isolé. Chaque personnage dispose de quelques scènes pour s’exprimer, mais ce n’est ni du théâtre filmé ni un film choral. Dekh Tamash Dekh est comme une étonnante fresque impressionniste en mouvement où l’on goûte chaque mot, chaque geste, chaque regard.

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Des hindous excités

Dekh Tamash Dekh commence avec l’exposition des protagonistes. La première scène nous présente ainsi un policier larmoyant qui se défend de n’avoir pas su protéger la vertu de « Madam Elizabeth » [1]. On pense à une farce et un franc sourire s’installe sur notre visage de spectateur. Le propos est caustique et le texte brillant. On se croit en terrain familier. Peut-être sommes-nous devant un autre OMG - Oh My God. Mais petit à petit, tout doucement, le sourire se fige. L’inquiétude gagne et il se transforme peu à peu en grimace. On ne veut pas croire ce qu’on voit. On pourrait même pleurer lorsqu’il faut se rendre à l’évidence que la bêtise humaine n’a pas de limites.

Fatima, la veuve musulmane, est résignée ce qui semble au début est un peu curieux. Mais à mesure que la tension autour du corps de son mari s’intensifie, on finit par comprendre pourquoi elle n’a même plus de larmes à verser. Elle sait depuis le début que ça va très mal se terminer, comme toujours… Le court dialogue avec sa fille Shabbo (Apoorva Arora) avant le twist final est poignant. La pauvre petite était amoureuse de Prashant (Alok Rajwade), un charmant gamin hindou. À eux deux, ils symbolisent l’innocence écrasée dans un enfer de haine absurde. Rien que pour ces deux-là, on se prend à détester les religieux dogmatiques et la foule de leurs zélateurs imbéciles. Sans qu’il ait besoin d’appuyer son message, Dekh Tamash Dekh est d’une force rare.

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Un prédicateur exhalté

Les auteurs prenaient un grand risque en faisant un film sur les émeutes qui opposent hindous et musulmans dans un pays où une simple étincelle suffit à causer des dizaines de morts. Les ligues des uns et des autres sont toujours prêtes à bondir au nom de leurs sentiments religieux bafoués. La solution est un humour acide et ravageur qui n’épargne personne. À vrai dire hindous et musulmans ne sont pas traités exactement de la même façon. Les musulmans disposent d’une beaucoup plus grande exposition, comme si les auteurs connaissaient beaucoup mieux cette communauté (ce qui doit être le cas). Ainsi Maulana (Sudhir Pandey), le prédicateur professionnel, est un personnage d’anthologie. Sa description des avantages des houris est aussi ridicule que savoureuse. Mais son prêche se termine avec le port obligatoire de la burka et l’interdiction faite aux filles de fréquenter les écoles publiques. On commence par rire pour finir par s’étrangler.

Les hindous ne sont pas oubliés avec un discours qui restera dans les mémoires. L’invocation de Gandhi et des martyrs de l’indépendance ainsi que la distorsion flagrante de la réalité sont elles aussi jubilatoires. Ces harangues populistes renvoient directement au discours politique ambiant, en Inde et ailleurs. Pour enfoncer le clou, Mutha Seth, lorsqu’il est vêtu de son costume de candidat, habille sa profession pour l’hiver. Tout le monde en prend pour son grade, la police corrompue avec ses membres sadiques comme la presse qui est prête au pire pour vendre du papier. Il y en a si peu qui gardent la tête froide qu’on pourrait penser que l’Inde est un asile d’aliénés à la dérive.

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Ça a dégénéré

Le cinéma indien nous montre ordinairement des personnages au fond très gentils qui affrontent l’adversité avec fatalisme. Dekh Tamash Dekh va totalement à rebours. La dénonciation est aussi violente que la méchanceté qu’il fait surgir chez la plupart des protagonistes. Le destin semble être de finir par s’entretuer, mais il nous en présente qui se battent contre la spirale mortifère. Le film trouve même une issue dans la sagesse de la loi, la seule capable de venir à bout d’un obscurantisme grégaire. Certains ont pensé que la chute manquait de réalisme. Peut-être, mais elle est astucieuse et rassurante.

Les acteurs, venant du théâtre ou de la télévision pour la plupart, sont absolument impeccables. Les situations sont incroyables, mais aucun ne surjoue. Même le chœur des pleureuses — oui il y en a un — adopte un ton juste. Il est habituel dans une critique de distinguer un ou plusieurs acteurs. Ce n’est ici pas possible, ils sont tous au service d’un texte par moments extraordinaire. La réalisation n’est pas en reste avec des moments de fulgurance auxquels on ne s’attend pas.

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Shabbo et Prashant en danger

L’histoire d’affrontements pour savoir que faire du corps d’un défunt que personne ne connaissait est réelle. C’est le point de départ d’un film difficile à classer. En résumé, Dekh Tamash Dekh est une satire politique qui traite d’un problème social majeur en utilisant les ressorts de la comédie et du drame. Alors on rit et on pleure, on est effrayé et soulagé lorsqu’il se termine.

Le réalisateur Feroz Abbas Khan espérait que son film pèserait sur les élections générales en 2014. Il a doublement échoué car le public indien l’a largement boudé et Narendra Modi [1] a été confortablement élu. Qu’importe, Dekh Tamash Dekh est original, prenant et brillant. En un mot formidable !

 

[1] Au cas où cela vous échapperait, « Madam Elizabeth » est un chien.

[2] Le nouveau premier ministre indien est critiqué pour ses discours islamophobes et sa gestion des émeutes anti-musulmanes de 2002.



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