G.Vasanta Balan fait partie de ces réalisateurs qui parlent peu, mais font beaucoup pour le cinéma. Depuis ses débuts en 2002 sa carrière a connu des hauts et des bas, mais il a toujours su revenir, de la plus belle des manières. Après des débuts désastreux avec Album, n’importe quel cinéaste aurait mis un terme à ses aspirations, mais Balan n’est pas de ceux qui lâchent facilement prise, et ses deux efforts suivants ont donné d’authentiques chefs-d’œuvre comme Veyil et Angaadi Theru. Ces deux films reviennent régulièrement dans les classements des meilleurs films tamouls du début des années 2000. Sous-estimé au départ par la profession, G.Vasanta Balan est aujourd’hui, un cinéaste admiré et respecté pour sa passion du métier. Alors, vous imaginez qu’avec une telle réputation Kaviya Thalaivan était attendu de pied ferme par les cinéphiles, et tout particulièrement par notre duo de rédacteurs Guiridja et Gandhi Tata.
Kaaviya Thalaivan est un film que j’attendais avec impatience et que je désespérais de voir sur grand écran, étant donnée une sortie moult fois reportée. En effet, cela faisait bien longtemps que je n’avais pas été emballée à ce point, par une bande-annonce (que je trouve vraiment bien faite) et un casting alléchant (Siddharth et Prithiviraj comme un duo de Twix).
Autant le dire de suite, j’avais d’énormes attentes concernant ce film ; la promesse étant un film hommage au théâtre et au cinéma tamouls des années 40 lors de la période de l’indépendance de l’Inde. Il y a de quoi piquer notre curiosité. Je me suis donc rendue au Publicis à Paris pour voir le film un samedi matin, où nous nous sommes retrouvés à une quinzaine de personnes dans la salle de projections. Pouvoir regarder un film dans de bonnes conditions permet de l’apprécier pleinement, et ce fut le cas au Publicis.
Le film nous immerge dès le début dans l’ambiance des films d’antan qui mettaient en scène des péplums du panthéon tamoul. Le générique de début qui s’affiche entre les pans d’un rideau de théâtre ondulants puis cette première chanson Vaanga Makka Vaanga achève notre immersion dans le film et son époque.
L’histoire narre les rivalités entre deux « frères », acteurs, évoluant tous deux dans une troupe de théâtre, et qui vont se confronter aussi bien en amour (que ce soit auprès d’une femme ou de leur père spirituel), qu’en tant qu’acteurs, ou tout simplement en tant qu’Indiens dans une Inde colonialiste qui commence à se battre pour son indépendance.
Le film aborde plusieurs thèmes, plus ou moins bien maîtrisés, mais la trame principal reste quand même la relation entre les deux protagonistes : Siddharth et Prithiviraj. Les questions soulevées par Kaaviya Thalaivan concernant le positionnement des artistes à cette époque et leurs rôles dans la société indienne, sont intéressantes mais par moment trop superficiellement traitées à mon sens, ce qui est dommage car on aurait aimé aller plus en profondeur dans ce sujet. Après, le film dure 2h30, il y a certainement eu des choix à faire et le réalisateur a pris le parti de se concentrer sur l’histoire des deux personnages principaux, ce qui n’est pas un mal en soi. On voit bien tout de même, l’importance et l’influence que les acteurs ont dans la société indienne et plus particulièrement dans le Tamil Nadu où la carrière d’acteur sert souvent les desseins de projets politiques (les plus emblématiques au Tamil Nadu étant MGR et Jayalalitha). Le film soulève aussi une autre question intéressante qui est la position du Tamil Nadu dans la lutte pour l’indépendance de l’Inde.
En effet, beaucoup des grandes figures de la lutte pour la libération du pays sont du « Nord » mais que s’est-il passé au « Sud » ? Je n’ai pas la réponse, mais cela me donne envie de creuser la question. Le film est de bonne facture, malgré quelques tournures scénaristiques qui laissent le spectateur perplexe sur le choix et les motivations des personnages (en particulier celui de Siddharth). Ce qui m’amène à aborder le jeu des acteurs. Comme je le disais un peu plus haut, le casting est parfait et tous les acteurs sont au sommet de leur art. Tous sauf une : Anaika Soti.
La jeune actrice détonne dans le mauvais sens du terme face à des mastodontes et cela ne fait que mettre en exergue ses défauts. De plus, pour une raison obscure, on a la sensation qu’elle affiche tout au long du film un duckface (« bouche de canard ») fort peu charmant. Le reste des acteurs s’en sortent mieux avec un jeu plus profond et juste.
L’autre rôle féminin est tenu par Vedhika, qui illumine l’écran à chacune de ses apparitions. Son introduction est saisissante et elle y est vraiment gracieuse. La seconde apparition qui m’a marqué, c’est lorsqu’elle interprète la déesse vengeresse Kali, là encore, on sent tout le potentiel de l’actrice qui a vraiment su faire évoluer positivement son jeu depuis le film Paradesi. Il est profondément regrettable qu’elle n’ait pas eu un rôle plus développé.
Siddharth et Prithiviraj sont excellents, ils sont imprégnés de leur personnages respectifs, et on en vient à oublier les acteurs de cinéma qu’ils sont, derrière les acteurs de théâtre qu’ils incarnent. Siddharth est aussi lumineux et spontané que Prithiviraj est sombre et calculateur. Cependant, si on veut chercher la petite bête, le personnage de Siddharth est à mon sens « trop » parfait, ce qui lui retire un peu de crédibilité et ce qui fait qu’on accroche moins à son personnage qui peut avoir des réactions qui posent question dans certaines situations, surtout face à son « frère ». Là où, pour moi, Prithiviraj a un jeu plus juste, par rapport à son personnage et les situations qu’il vit. Tout comme les divinités qu’ils interprètent : le démon Surabadman « vole » la vedette au dieu Muruga. Ainsi, le personnage de Prithiviraj, Gomathi, et le véritable héros, ou plutôt antihéros du film, qui détient toutes les ficelles de l’histoire.
La photographie du film est un élément important de cette production. En effet, elle contribue à nous immerger dans une époque et dans une ambiance qui est parfaitement retransmise à l’écran. Les scènes de théâtre sont magnifiquement bien filmées et mises en valeur. Les images d’archives sont aussi habillement distillées tout au long du film et font continuellement le parallèle avec l’actualité de l’époque.
La musique d’A.R. Rahman est un véritable bijou. Beaucoup de superlatifs à la suite me viennent, mais sincèrement, il est agréable d’entendre une bande son de cette qualité, sans morceau techno ou avec des basses à outrance, calibrées pour les dancefloors.
Les chansons s’intègrent harmonieusement au déroulement du film et sont parfaitement contemporaines à l’époque du film. Pour moi, quatre chansons se démarquent du lot :
L’histoire n’est pas sans rappeler celle du film Uyirile Kalanthathu, film traitant de la rivalité, de la haine et de la jalousie existant entre deux frères avec pour acteurs principaux Surya et le regretté Raghuvaran. Sur France 3, l’émission l’ombre d’un doute abordait justement la question de la position des artistes français durant l’occupation allemande, et Kaviya Thalaivan parle de la même manière, du rôle des comédiens de la scène tamoul de cette époque, dans la lutte pour l’indépendance indienne.
Ma note : 8/10
Avant toute chose, un grand merci au distributeur Night Ed Film pour nous avoir offert, rien de plus, rien de moins, que le meilleur et le plus beau film tamoul de l’année 2014 ! Kaviya Thalaivan est non seulement un somptueux film d’époque, mais aussi un authentique voyage dans le temps. Avec Vasantha Balan aux commandes de la DeLorean de Marty McFly ! « 88 miles à l’heure Marty ! ». Direction, le début du siècle dernier, à une époque où le théâtre vivait ses dernières grandes heures et le cinéma pointait à peine le bout de son nez !
La grande qualité de Kaaviya Thalaivan, c’est la passion et la simplicité avec lesquelles son auteur a pensé et conçu le scénario, comme ses personnages. Nous avons ainsi trois personnages principaux, le héros, la belle et l’antagoniste, qui forment le triangle amoureux. À cela s’ajoute, un récit divisé en deux parties, revenant d’une part sur le quotidien d’une troupe de comédiens à cette époque, et d’autre part sur le rôle politique du théâtre durant la période de pré-indépendance indienne.
Rien n’a été laissé au hasard, du regard acéré sur le métier d’acteurs, à leur interprétation « théâtrale » faisant la part belle aux expressions et à la gestuelle. Le réalisateur n’a fait aucun compromis, pour rester le plus fidèle possible à son sujet et pour cette preuve d’audace, on peut lui tirer notre chapeau. D’ailleurs, il est remarquable de voir que le moindre aspect de l’œuvre (du décor, aux costumes, en passant par l’écriture), rend un vibrant hommage au monde des planches.
Le scénario fait d’une pierre deux coups, en célébrant le théâtre et en adressant un joli clin d’œil au cinéma. Kaaviya Thalaivan est une jolie déclaration d’amour au monde du spectacle, qui ne manque pas de détailler minutieusement les habitudes et traditions du milieu. On aurait pu craindre une vision un peu trop fantasmée d’un univers affectionné par Vasanta Balan, mais il a fait preuve d’une grande exigence en portant un regard sans concessions. Qu’il s’agisse de la position délicate des femmes dans ce cercle, des rivalités internes ou des bassesses entre artistes, tout y passe.
Pour ma part, j’ai particulièrement apprécié le travail documenté du réalisateur qui a méticuleusement reconstitué cette époque, non pas pour nous la présenter, mais pour nous y propulser. À l’image d’un livre, où il peut y avoir plusieurs niveaux de lecture, Kaaviya Thalaivan propose, à sa façon, une intéressante réflexion autour de l’héritage laissé par le théâtre au 7e art. Ainsi, en suivant la trajectoire des personnages et les différentes phases qu’ils traversent durant le film, on s’aperçoit que le cinéma n’a fait que marcher sur les pas et le chemin tracé, quelques temps avant, par le théâtre. Qu’il s’agisse de la mise en scène de récits mythologiques, de l’importance accordée aux méchants, ou encore le rôle à la fois social et politique du théâtre au moment de la lutte contre le colonialisme, on prend toute la mesure de l’évolution des codes et de l’esprit militant qui inspirera le cinéma.
Kaaviya Thalaivan aborde les destins croisés de deux acteurs, Kaliappa Bhagavathar (Siddharth) et Gomathi Nayagam (Prithiviraj), qui sont amis et rivaux, au sein d’une troupe de théâtre encadrée par l’éminent Sivadas Swamigal (Nasser). Selon certaines rumeurs, le personnage féminin de Ganakokilam Vadivambal (Vedhika) s’inspirerait de la vie de la cantatrice et actrice de l’âge d’or du cinéma tamoul, K. B. Sundarambal. Mais ni le réalisateur ni son équipe, n’ont confirmé ou infirmé cela. Cependant, en parcourant la vie de cette artiste, on note énormément de similitudes avec celle du personnage de Vasanta Balan. Comme Vadivambal dans Kaaviya Thalaivan, la véritable K. B. Sundarambal rencontre son futur mari dans le milieu du théâtre, et ils prennent part ensemble, au mouvement d’indépendance indienne, en devenant de fervents militants de la cause.
À côté de l’écriture du scénario, assez claire et concise, il y a celle des personnages qui est nettement moins aboutie. Ainsi, il est difficile pour nous, de comprendre les choix et les réactions de certains personnages qui sont curieuses et illogiques. D’un côté, on a Kaliappa Bhagavathar, le héros insouciant, naturellement doué, passionné par son art et séducteur et de l’autre, Gomathi Nayagam, un jeune acteur ambitieux, incapable d’improviser comme son camarade Kaliappa, mais extrêmement discipliné et beaucoup plus académique dans la composition d’un personnage. Deux styles et deux tempéraments aux antipodes, qui vont, bien malgré eux, se disputer dans un premier temps, l’attention de leur mentor et plus tard, le cœur de Ganakokilam Vadivambal.
Cette rivalité entre Kaliappa et Gomathi, n’est pas sans rappeler celle de Mozart et Salieri, dans Amadeus sorti en 1984. La jalousie et la frustration de Gomathi est très proche du sentiment d’injustice qui envahi Salieri, qui malgré son acharnement n’est jamais parvenu à atteindre le niveau d’excellence d’un surdoué comme Mozart. Mais à l’opposé du film oscarisé de Miloš Forman, où cette concurrence était habilement portée à l’écran à travers le regard et le ressenti de Salieri, Kaaviya Thalaivan est aussi confus que ses personnages, et l’antagonisme voulu par le réalisateur n’est malheureusement pas évident.
Autant on est admiratif, devant la spontanéité de Kaliappa et son amour du théâtre, autant on est complètement dérouté par son inconscience face aux dangers qui le guettent. La malveillance témoignée par Gomathi est tellement flagrante pour le spectateur, qu’il est impossible que le héros ne l’ait pas sentie, à moins d’être un pauvre d’esprit. Et justement, Kaliappa est un brillant crétin, qui va se jeter lui-même dans le piège, pour ensuite s’en vouloir. Vu l’intelligence et le génie du personnage, on a beaucoup de mal à le concevoir.
Même si les deux acteurs sont efficaces, la palme revient incontestablement à Prithiviraj, qui interprète avec conviction le sombre Gomathi Nayagam. L’acteur a su incarner, avec beaucoup de justesse, cet homme dévoué à son art et plutôt bon, qui va progressivement devenir un véritable pervers narcissique. De son côté, Siddharth ne démérite pas, mais son rôle de Kaliappa Bhagavathar ne nécessite pas une immense palette d’émotions, seul sa présence suffit. D’ailleurs, son aura et sa spontanéité, ont un impact important et rappellent sans cesse à Gomathi Nayagam ses carences et son incapacité à se hisser au niveau de son rival. Ce sentiment va le pousser peu à peu vers le côté obscur et le conduire vers un le chemin de la cruauté. Enfin, Vedhika en Ganakokilam Vadivambal n’hérite pas d’un personnage évident à jouer, car elle doit à la fois être lumineuse, complexe et attiser davantage ce conflit.
Malheureusement, l’écriture alambiquée de Ganakokilam Vadivambal, ne permet pas à ce protagoniste, pourtant central, de devenir l’enjeu qu’il aurait dû être. De plus, son coup de foudre pour Kaliappa Bhagavathar semble forcé, pour embraser volontairement la situation. Cette défaillance dans la constitution des différents personnages, créée une distance avec le spectateur et il est impossible pour ce dernier, d’être dans leurs têtes et s’y attacher. On peut à la limite, ressentir la haine de Gomathi Nayagam, car ce sentiment est fort, mais on est bien incapable d’en comprendre la raison. De la même manière, pourquoi Ganakokilam Vadivambal voue un amour aussi inconditionnel à Kaliappa Bhagavathar ? On ne le saura jamais, car sa psychologie reste un mystère pour l’auditoire qui ne peut saisir cette passion de loin, qu’au travers de séquences musicales manquant elles-aussi, cruellement de sincérité.
D’un point de vue technique, le chef-opérateur Nirav Shah a veillé à ce que chaque scène de Kaviya Thalaivan, soit un véritable tableau de maître, de part sa composition et son éclairage. On reconnait le talent du technicien de Madrasapattinam (2010), dans l’utilisation appropriée de différents tons de couleur dans la mise en image, selon les émotions des protagonistes et la gravité de la scène. Enfin, A.R.Rahman livre une fois de plus une bande son impeccable, mais contrairement à l’accoutumé la partition est « presque » parfaite. Je dis bien « presque », car même si la composition des chansons est plutôt académique pour un film d’époque, j’ai trouvé que la volonté de ne pas perdre le jeune spectateur se ressent beaucoup dans les directives données aux chanteurs. En effet, même si la musique est carnatique (musique classique indienne), les voix sonnent de façon beaucoup trop contemporaine. Ce décalage entre une orchestration traditionnelle et une interprétation trop moderne nuit beaucoup à l’authenticité que le réalisateur s’est efforcé de rechercher dans d’autres domaines, comme les décors ou les costumes.
Le réalisateur Vasantha Balan s’est donné les moyens de son ambition, en s’entourant d’acteurs formidables comme Siddharth, Prithiviraj, Nasser, mais aussi d’excellents techniciens comme A.R.Rahman. Mais si on doit le féliciter, c’est uniquement pour ses efforts, car l’exécution pêche terriblement et cela se ressent dans des enjeux clés comme la réalisation et l’écriture des personnages. Veyil et Angaadi Theru ne seront malheureusement pas rejoins par Kaaviya Thalaivan qui est tout juste un beau film, à défaut d’être un bon film. Tout était réuni pour engendrer un long-métrage qui aurait fait date, mais les moyens ne suffisent pas, il a manqué à Kaaviya Thalaivan des ingrédients importants comme la cohérence et l’exigence. Vasantha Balan nous avait fait une belle promesse à l’annonce du projet, mais elle en est restée au même stade à l’écran, au grand dam des spectateurs.
Ma note : 6/10