Aux frontières de l’Inde, dans les années 1980, la colère gronde dans les contrées reculées du Pendjab. Délaissés par l’Etat aux temps de la révolution verte, l’amertume et la frustration se sont enracinées dans le cœur des Sikhs, ces grands perdants de la Partition. La conquête du Khalistan, « le pays des purs », devient un rêve de plus en plus caressé par les séparatistes. Opportunistes, Indira Gandhi et le Congrès laissent cette situation se détériorer… jusqu’au jour où leur apprenti sorcier, S.J.S. Bhindranwale, prêcheur intégriste, nihang (moine guerrier), ne devienne incontrôlable.
En 1984 l’Etat indien lance l’assaut contre ces milices religieuses retranchées dans l’Harimandir Sahib, « le Temple d’or » de la ville sainte d’Amritsar. La même année Indira Gandhi est abattue par ses deux gardes du corps sikhs.
Le scénario de La Quatrième voie - Chauthi Koot possède l’infinie subtilité des choses recouvertes par le voile de la simplicité. Ce pourrait être l’histoire d’un chien, devenu le temps d’une nuit la cible des milices séparatistes sikhes. Gênant, il faut l’abattre, rien de plus simple. Ce pourrait être aussi le récit inquiet de deux amis, pressés de prendre un train (sur la voie n°4), alors qu’une « situation » — jamais explicitée — rend leur embarquement impossible.
Mais il pourrait également s’agir de ces deux histoires – métaphores orageuses d’une période turbulente – agencées avec génie pour évoquer des années sombres de l’histoire de l’Inde. La simplicité apparente des récits cède alors la place à la puissance des images, ainsi qu’à l’audace d’un scénario inattendu, immergeant le spectateur dans la fureur confuse qui accable le Pendjab des années 1980.
Chauthi Koot n’est pas une œuvre simple, elle n’a pas la prétention d’être didactique. C’est une œuvre sensorielle qui, dans ses expérimentations sonores et dans la rare élégance de ses mouvements de caméra, prend le spectateur aux tripes.
Certes, si l’on n’est pas au fait de évènements qui secouèrent le Pendjab il y a plus de 30 ans, Chauthi Koot peut apparaître comme un objet obscur se dérobant à l’entendement. C’est, là, le seul défaut qu’on pourrait lui imputer. Cependant, même à l’état brut, sans introduction à la complexité politique du séparatisme sikh, l’œuvre est saisissante par la peur et le malaise angoissant qu’elle distille. Il n’est pas nécessaire de maîtriser l’histoire de ces hommes et femmes pour comprendre — par le mutisme des personnages et le flou anxiogène qui recouvre les images — qu’un chapitre de la grande tragédie humaine est en train de jouer devant nos yeux.
Pour se rendre à Amritsar deux amis doivent prendre le train au cantonment [1] de la ville frontalière de Firozpur. Les trains étant interdits aux civils, ils se voient forcés d’y grimper contre l’avis du contrôleur. Le temps du voyage, l’un d’eux se souvient… Le temps d’un fondu enchaîné, sous le bruit métallique et saccadé du train s’enfonçant dans la nuit, des histoires s’entremêlent…
Chauthi Koot c’est l’histoire d’un chien, celui de Joginder, paysan sikh pris en étau entre deux mâchoires qui se resserrent avec perversité sur lui et sa famille. Assiégé par la menace nocturne des milices sikhes, brutalisé par la (ré)pression anonyme des forces armées, Joginder et les siens sont dos au mur, pris au piège, sous tension, séquestrés dans leur humble maison. Sommé par la Khalsa [2] de tuer son fidèle compagnon, Joginder est incapable d’exécuter cet ordre absurde… alors même que sa vie en dépend ! Au contraire, quand des militaires sans âme tirent sur l’animal qui l’a défendu quand il était à terre, le paysan serre son ventre, comme s’il vivait cette attaque dans sa propre chair.
La tension et l’absurde qui imprègnent Chauthi Koot proviennent de cette situation intenable, de cette peur omniprésente dont les causes nous échappent. L’ordre étatique imposé par les militaires et l’ordre moral édicté par les khalistanis, encerclent l’individu et dénaturent son quotidien paisible. Alors, le chien apparaît comme révélateur de cette violence irrationnelle qui non seulement guette hors-cadre (Singh à la pudeur de figurer la violence de manière oblique, jamais frontalement), mais qui risque surtout de contaminer les individus : Le contraste est saisissant entre l’image de Joginder nourrissant amoureusement son chien et sa tentative douloureuse (maladroite et impossible) de l’empoisonner devant ses enfants. Acculé, le paysan sikh risque de s’abandonner à l’irréparable.
Tel est le sujet de Chauthi Koot : la fragilité des destins humains. Ce n’est pas pour rien que le réalisateur fait le choix de filmer à ras du sol, comme pour signifier que se tenir debout, en équilibre — à cette époque-là comme aujourd’hui — relève de l’exploit.
Fascinante et tendue, l’atmosphère viscérale de Chauthi Koot est le fruit de la collaboration de Gurvinder Singh et du chef opérateur Satya Rai Nagpaul. La beauté, aussi onirique qu’angoissante, de leur travail photographique — acclamé et primé dans Anhe Ghore Da Daan (Alms for a Blind Horse) — jouit de la liberté expérimentale qu’ils souhaitent infuser à leurs films : il faut voir la façon dont Nagpaul capture la mousson orageuse, assiégeant les paysages merveilleux du Pendjab, pour comprendre l’atmosphère pesante qui écrase les personnages du film.
On perçoit surtout leur audace technique dans un travail ingénieux de composition, qui prédomine sur l’interprétation non incarnée et volontairement minimaliste des acteurs : muets, souvent décadrés, il y a dans leur regard, perdu et abattu, une sincérité naturelle qui s’accorde avec l’esthétique documentaire du réalisateur ; il y a aussi dans leur jeu, une manifestation visuelle de l’élégance discrète si caractéristique de la communauté sikhe… comme une révérence à ceux qui, malgré eux, ont été pris entre deux feux.
Ce n’est donc pas le calme qui règne dans Chauthi Koot, mais plutôt une sensation d’inquiétante étrangeté, un sentiment profond d’insécurité diffuse, comme une menace insaisissable et mortifère. Et alors que portes et fenêtres devraient représenter des ouvertures — des espaces de fuite — ils signifient le confinement qui étouffe les personnages, ils sont les reliquats d’une liberté dérobée : Dès l’ouverture, par des habiles mouvements de caméra qui suivent la course des deux amis pressés de prendre le train, le réalisateur leur refuse la moindre échappatoire, « encadrés », jamais la caméra ne leur proposera un horizon. Il n’y a pas de « quatrième voie ».
Chauthi Koot est un film qui ébloui par sa précision et par sa science du cadrage. Si le procédé scénaristique des histoires imbriquées peut, d’abord, paraître malheureux — voire artificiel — il faut attendre le dénouement du film pour le voir prendre sens dans une magistrale complémentarité scénaristique. Le sublime raccord sonore final, conçu par Marc Marder (connu pour son travail exceptionnel dans Duch, Le Maître des Forges de l’Enfer), rappelle alors que la musique et le bruitage, par leur force suggestive, sont le véritable squelette de Chauthi Koot. Ils insufflent des sensations d’une rare profondeur : Comment oublier cette image inexistante et déchirante de Tommy, le chien, grattant désespérément les murs de la maison ? D’où provient cette conviction étrange que ces murs sont toujours moins épais et – comme Joginder – sur le point de céder ?
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Le film a été présenté au Festival de Cannes en 2015 dans la catégorie "Un Certain Regard".
Lectures complémentaires
Edward Behr, « Les Sikhs, mal aimés de l’Inde », Politique Etrangère, n°4, 1984, p.883-892
Laurent Gayer, « Les milices du Khalistan, serviteurs et usagers de l’Etat », Milices armées d’Asie du sud, Paris, Presses de Sciences Po, 2008, p. 267-294
Denis Matringe, « Les Sikhs dans la société indienne », Actes de la recherche en sciences sociales, 1986, n° 1, p. 65-78
Anne Vaugier, « Le rôle de l’Etat-Congrès et des acteurs extérieurs dans la montée du séparatisme sikh », Cultures et Conflits [en ligne], n°15-16, 1994