Saheb Biwi Aur Gangster
Traduction : Le maître, la femme et le gangster
Langue | Hindi |
Genre | Drame |
Dir. Photo | Aseem Mishra |
Acteurs | Jimmy Shergill, Mahie Gill, Randeep Hooda, Deepraj Rana, Shreya Narayan |
Dir. Musical | Ankit Tiwari, Abhishek Ray, Sunil Bhatia, Jaidev Kumar, Amit Sial, Anuj Garg, Mukhtar Sahota |
Paroliers | Sandeep Nath, Baboo Mann |
Chanteurs | Shreya Ghoshal, Rekha Bharadwaj, Shail Hada, Arif Lohar, Parthiv Gohil, Babbu Maan, Vipin Aneja, Ankit Tiwari, Debojit Saha |
Producteurs | Tigmanshu Dhulia, Rahul Mittra |
Durée | 119 mn |
Le prince Aditya Pratap Singh (Jimmy Shergill), Saheb (le Maître), a bien des soucis. Il est fauché, et pour tenter de maintenir son rang, il en est réduit à quémander un peu d’argent à Son Altesse de belle-mère. Pire, ses hommes tombent comme des mouches sous les balles d’ennemis invisibles. Il ne lui reste plus guère que son fidèle Kanhaiya (Deepraj Rana) pour tenter de redonner un peu de lustre à ses activités occultes. On dit aussi que Biwi (son épouse), Madhavi Devi (Mahi Gill), a perdu la raison. Il est vrai qu’elle boit un peu, enfermée dans ses appartements. Mais c’est tout à la fois pour oublier que son mari la délaisse et mieux ruminer sa revanche, le jour où elle sera enfin princesse aux yeux de tous.
Lalit (Randeep Hooda) une petite frappe acariâtre, s’est emporté contre un rival dans une crise de jalousie aigüe. Il a laissé le malheureux dans le coma le crâne défoncé, et se retrouve logiquement avec la police aux trousses. Sous le gentil sobriquet de Babloo, il cherche le salut auprès de Gaindha Singh (Vipin Sharma), un don ennemi juré de Saheb. Celui-ci, flairant la bonne occasion d’abattre le prince pour de bon, le fait engager comme chauffeur personnel de Biwi. Le jeune gangster sera son informateur au cœur même du palais, ou ce qu’il en reste…
Pour son quatrième film, le troisième avec Jimmy Shergill, Tigmanshu Dhulia a choisi de revisiter Sahib Biwi Aur Ghulam, le chef-d’œuvre de Abrar Alvi qu’on prête à Guru Dutt. Les personnages centraux sont les mêmes. On retrouve ainsi Saheb, cette fois en maître incontesté du domaine, Chhoti Bahu (petite belle-sœur) sous les traits de Mahi Gill, Jaba sous ceux de Deepal Shaw renommée Suman, et son père qui n’est plus un charmant entrepreneur mais un homme de main au regard impénétrable. Bhoothnath enfin n’est plus ce domestique innocent venu de Calcutta. Il a été remplacé par Babloo, une crapule, au fond peut-être aussi ignorant sous un air terriblement suffisant.
Ces changements ne sont pas des modifications cosmétiques destinées à actualiser l’intrigue. Elles mènent au contraire à une histoire totalement originale. Il en est fini de la décadence mortifère du film de 1962. Le Saheb de 2011 passe toujours ses nuits chez une courtisane (Shreya Narayan), mais il occupe ses journées à lutter pour sa survie plutôt qu’à cuver. La nouvelle Chhoti Bahu ne se complaît pas dans une interminable descente aux enfers. Il n’y a pas non plus l’histoire d’amour artificielle plaquée pour donner un rôle à Waheeda Rehman. Nous sommes en réalité devant un combat, celui de deux grands fauves, dont le troisième protagoniste (le gangster) est l’instrument.
Cette lutte formidable se déroule sur un fond polico-mafieux des plus roboratifs… pour le spectateur sagement assis dans son fauteuil. Le « pauvre » Saheb est en proie non seulement aux visées de sa femme, mais aussi de son concurrent direct Gaindha Singh et du ridicule ministre local Prabhu Tiwari (Rajiv Gupta). Or, ce n’est pas avec quelques « services » promptement exécutés par le dévoué Kanhaiya qu’il pourrait redorer son blason. Il lui faut beaucoup plus, comme les détournements massifs des investissements publics dans cette région d’Uttar Pradesh. Mais pour accéder à l’Eldorado, il faut à la fois réussir à évincer un Gaindha Singh qui ne s’en laisse pas conter, et acquérir un poids politique suffisant pour se faire attribuer ces juteux contrats. Les objectifs sont clairs et nous sommes aux anges.
Saheb est un authentique parrain, ressemblant bien plus à celui de Coppola que ceux de Ram Gopal Varma. Il élimine avec élégance les ennemis, ou les importuns, sans qu’il ait besoin de forcer son talent. Après tout, du sang bleu coule dans ses veines. Sa hauteur aristocratique éprise de bonnes manières, mêlée à une bassesse morale dédaigneuse, est aussi efficace que jubilatoire. Tigmanshu Dhulia nous dresse le portrait d’une société sclérosée comme jamais où, quel que soit le vainqueur dans cet univers clos, il n’y a aucun espoir de salut. L’ironie est mordante, mais le propos est profondément fataliste.
Et puis il y a Biwi, cloîtrée dans ses appartements du palais décrépit. Elle est prête à tout pour obtenir son dû : l’homme qu’elle a épousé et surtout les honneurs qui vont avec. Elle est seule à en perdre la raison, mais l’arrivée du gangster va tout changer. Pour elle aussi, la fin prime sur les moyens. Alors elle séduit le voyou pour en faire son homme de main personnel. Elle exécute sa partition avec maestria et rejoint ainsi les grandes héroïnes du cinéma et du théâtre.
C’est dans ses références au théâtre justement que Saheb Biwi Aur Gangster se démarque de la production cinématographique de Bombay. Vishal Bhardwaj s’en était déjà fait une spécialité en adaptant avec talent Bertold Brecht ou William Shakespeare, mais Tigmanshu Dhulia ne se limite pas à une adaptation en réalisant une œuvre originale qui emprunte beaucoup au théâtre élisabéthain. Il nous propose ainsi des scènes comme celle du rideau d’Hamlet, et la dernière réplique du film tonne comme le « Dommage qu’elle soit une putain » de la pièce éponyme de John Ford. Et comme elle, malgré les rivières de sang, c’est à une formidable comédie transgressive à laquelle nous sommes conviés.
Biwi n’est ni Ophélie ni Annabella, elle utilise son lit comme une arme, et n’est certainement pas prête à mourir par amour. Saheb ne veut pas plus rejoindre son créateur, empêtré qu’il est dans ses innombrables problèmes. Saheb Biwi Aur Gangster nous raconte une histoire de meurtre et de sexe où le sentiment est totalement absent. Nous n’éprouvons pas plus d’empathie pour les personnages que pour des tigres. Même la mort dans des conditions atroces ne suscite pas de peine. C’est un film jouissif qui se regarde les yeux secs.
Il est porté par des acteurs tous magistraux. Jimmy Shergill est exceptionnel et trouve ici le plus grand rôle de sa carrière. Il exprime la noblesse dans la moindre de ses attitudes en nous mettant en face d’un véritable roi. La reine n’est pas en reste. Mahi Gill est sensationnelle dans un exercice compliqué où il est difficile de faire la part entre folie et rouerie féminine. Même Randeep Hooda, si souvent médiocre, transcende son personnage, montrant que lorsqu’il est dirigé avec un texte à la hauteur, il est capable du meilleur. Les acteurs secondaires, tous parfaits de naturel et de sobriété, offrent un écrin idéal où les trois acteurs principaux se révèlent avec virtuosité.
La réussite ne serait pas totale s’il n’y avait aussi les multiples rebondissements et le rythme qui va en s’accélérant vers un final en apothéose. La musique est aussi de la partie avec un arrière-plan sonore qui souligne impeccablement l’action. Les chansons sont plus discutables, en particulier l’item-number final I Love To Love You qu’on n’entend pas passer. En revanche, Jugni, un morceau aux sonorités techno-pendjabi, reste dans l’oreille longtemps après que la lumière se soit rallumée. Car c’est bien le problème de Saheb Biwi Aur Gangster, la lumière finit par se rallumer. Il nous a pris par surprise et une fois que nous sommes plongés dans cet univers, sa durée de deux heures parait bien courte.
Tigmanshu Dhulia a écrit et réalisé cette œuvre résolument moderne sur un canevas de traditions indiennes qu’il piétine avec rage pour notre plus grand plaisir. Il renvoie ainsi Guru Dutt, et avec lui tout « l’âge d’or » du cinéma de Bombay, à un passé révolu. Il était temps…