Shatranj Ke Khilari
Traduction : Les Joueurs d'échecs
Langues | Hindi, Ourdou |
Genre | Film historique |
Dir. Photo | Soumendu Roy |
Acteurs | Shabana Azmi, Amjad Khan, Sanjeev Kumar, Farida Jalal, Saeed Jaffrey, Victor Bannerjee, Sir Richard Attenborough, Tom Alter |
Dir. Musical | Satyajit Ray |
Paroliers | Wajid Ali Shah, Bindadin Maharaj |
Chanteurs | Pandit Birju Maharaj, Calcutta Youth Choir Artists, Reba Muhuri, Amjad Khan |
Producteur | Suresh Jindal |
Durée | 115 mn |
En 1856, à Lucknow, capitale du royaume musulman d’Oudh (Avadh), deux aristocrates, Mirza Sajjad Ali (Sanjeev Kumar) et Mir Roshan Ali (Saeed Jaffrey) se livrent quotidiennement à leur passion : jouer d’interminables parties d’échecs, délaissant leurs devoirs, qu’ils soient conjugaux ou sociaux, et complètement indifférents au monde qui les entoure et au drame qui se joue sous leurs yeux. En effet, l’empire britannique, au moyen de la Compagnie des Indes Orientales, contrôle déjà une partie de l’Inde du Nord (Hindustan) et a bien l’intention de s’emparer du royaume d’Oudh et de ses richesses. Lord Dalhousie, gouverneur des Indes Orientales, envoie donc à Lucknow le général Outram (Richard Attenborough) afin de briser un traité de coopération et de faire abdiquer ou de destituer, par la force s’il le faut, le nawab, Wajid Ali Shah (Amjad Khan).
Shatranj Ke Khilari (Les Joueurs d’échecs), fut tourné à Lucknow, en hindi/ourdou, en 1976 et sortit sur les écrans en 1977. C’est le seul film, avec Sadgati, réalisé par Satyajit Ray, dans une autre langue que le bengali. C’est aussi le long-métrage le plus cher de sa filmographie, puisque le budget, principalement affecté au cachet des stars du cinéma hindi (Sanjeev Kumar, Amjad Khan, etc.) ou internationales (Richard Attenborough), s’élevait à deux millions de roupies alors que les précédents films du maître bengali n’excédaient pas un demi-million.
Au moyen de la métaphore du jeu des échecs et d’une mise en abyme, Satyajit Ray choisit de nous raconter les derniers moments de la chute de Lucknow, se déroulant un an avant la révolte des Cipayes (1857) et deux ans avant la prise de contrôle directe du gouvernement des Indes par la couronne britannique. En effet, Mirza et Mir, les joueurs d’échecs, ne sont que les pions d’une partie qui se joue à un niveau supérieur entre le nawab de l’Oudh et la reine Victoria. Avec son habituel sens du détail, Satyajit Ray montre comment le camp britannique avance les pièces de sa stratégie afin de faire échec au roi, autrement dit, pousser le nawab à l’abdication. Or, les Hindustani jouent à l’indienne, dont la pièce stratégique principale pour protéger le roi est le premier ministre, alors que les Britanniques jouent à l’anglaise, avec la reine pour pièce maîtresse. Chaque personnage peut ainsi être identifié à une pièce d’échecs : la reine Victoria est, bien entendu, la reine, le général Outram, le cavalier, Lord Dhalousie, le fou et le roi, l’empire britannique.
Dans le camp hindustani, nous avons le nawab qui représente le roi, le premier ministre dans la réalité et dans le jeu, la reine-mère est la tour et les deux joueurs aristocrates, les cavaliers. Le problème du camp hindustani est la défaillance de plusieurs pièces, entre autres les cavaliers et les pions, qui ne jouent plus leur rôle et qui regardent leur roi mis en échec dans l’indifférence. En effet, nos deux joueurs d’échecs, descendants de glorieux guerriers moghols dont ils conservent les armes comme des pièces de musée, sont plus préoccupés par leurs propres parties que par la défense de leur royaume.
Quant à la population, elle s’est enfuie ou attend les Anglais pour les voir parader dans leur bel uniforme rouge. Mais que peut faire la population quand ceux qui sont chargés de la défense du royaume sont défaillants ? En premier lieu, le nawab, au lieu de s’occuper des affaires de l’Etat et surtout du maintien de son armée, a préféré s’adonner à la musique et à la poésie. Quant au premier ministre, sa loyauté l’aveugle et le rend incapable de bien conseiller le roi.
Cette partie d’échecs symbolique entre l’Hindustan et l’empire britannique, qui se déroule dans des décors sompteux, est remarquablement bien servie par un casting de choix. En premier lieu, Amjad Khan. Lui, qui avait incarné le méchant le plus célèbre du cinéma hindi (Gabbar Singh) dans Sholay, compose ici un roi raffiné, érudit, excellent poète et musicien. Richard Attenborough livre aussi une prestation remarquable en interprétant cet officier tiraillé entre son devoir (obéir aux ordres) et la morale (ses supérieurs lui demandent de rompre, sous des prétextes futiles, un traité afin d’annexer le royaume d’Oudh). On retrouve aussi Shabana Azmi et Farida Jalal en épouses délaissées ainsi que Sanjeev Kumar (rappelez-vous de Thakur Singh, également dans Sholay) et Saeed Jaffrey, deux acteurs à la filmographie impressionnante.
Outre le plaisir d’observer le déploiement stratégique du jeu tout au long de la narration, ce film réserve aussi, pour le spectateur, des plaisirs pour les yeux et les oreilles. On admire les décors sompteux des intérieurs du palais et des riches maisons de Lucknow, les costumes et les bijoux des personnages et la danse kathak exécutée par une courtisane. Nos oreilles sont si flattées par la qualité des dialogues (en hindi/ourdou et en anglais) et la remarquable diction des acteurs que l’on peut dire, à l’instar du personnage interprété par Richard Attenborough : "I rather like the sound of Hindustani" (j’aime assez le son de l’hindustani). Cerise sur le ladoo : Amitabh Bachchan, qui n’avait pas encore la voix de stentor qu’il a aujourd’hui, assure les parties narratives en voix off du film.
Il est intéressant de noter que ce film fut réalisé à une période trouble de l’histoire de la jeune république indienne : entre 1975 et 1977, le premier ministre indien, Indira Gandhi avait, pour sa survie politique, déclaré l’état d’urgence et supprimé les libertés fondamentales en déployant une stratégie sournoise sous l’œil indifférent de la population. Peut-être une façon, pour le cinéaste engagé qu’était Satyajit Ray, de rappeler que la non-implication d’une population dans la "chose publique" a bien souvent une issue fatale…