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Les deux derniers romans d’Amitav Ghosh

Publié vendredi 18 octobre 2013
Dernière modification vendredi 8 mai 2015
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Par Alineji

Rubrique Littérature
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Un Océan de pavots et un Fleuve de fumée sont les deux premiers volets d’une trilogie conçue comme une grande et flamboyante épopée, celle d’un bateau, l’Ibis, par le célèbre écrivain indien. Attention addiction probable !


Un Océan de pavots, premier récit de ce cycle, vient heureusement de sortir en édition de poche, au moment où paraît en français le second volume, ce qui permettra aux lecteurs accros de dévorer les deux livres sans souffler. Car, pour ceux qui avaient été littéralement transportés par cette fresque, comparée lors de sa sortie en 2010 aux grandes œuvres de Dumas, Melville, Kipling, Tolstoï, etc., l’attente avait été cruelle. Les rapprochements ne sont pas excessifs. À l’instar de ses prédécesseurs et avec la même démesure, l’écrivain brosse le portrait d’une galerie riche en couleurs d’hommes et de femmes, pris dans un maelström d’aventures, souvent douloureuses, toujours palpitantes. Mais ils ont la rage de vivre et leur avenir est mêlé à d’autres destins et à l’Histoire en train de se faire.

Le point de départ se situe au Bengale, dans l’Inde coloniale de 1838, au moment où les Britanniques imposent, par le truchement de la Compagnie des Indes Orientales, la culture de l’opium dans tout le Nord du pays en vue de tirer les bénéfices d’un trafic qu’ils ont déjà répandu en Chine.

Il met en scène des personnages aux multiples origines qui finissent par se retrouver sur l’Ibis, le grand bateau de leur destinée : Deeti, paysanne illettrée aux dons de voyance, devenue veuve et sauvée in extremis du bûcher funéraire par le géant Kalua, son futur compagnon ; Paulette Lambert, jeune française orpheline, imprégnée de la lecture des philosophes des Lumières, et son ami d’enfance Jodu ; Neel Ratam, authentique rajah, ruiné par son indélicat homme d’affaires anglais et condamné à la prison, puis à la déportation ; Ah Fatt, le marin opiomane, mi indien, mi chinois ; Zachary Reid, métis au teint blanc, obligé de cacher qu’il est fils d’esclave.

Une goëlette qui pourrait être l'Ibis

Ce dernier, capitaine en second de l’Ibis, est venu de Baltimore jusqu’à Calcutta avec la goélette, ancien navire négrier transformé pour le commerce, qui doit conduire tout ce monde jusqu’aux plantations de Marrech, l’Ile Maurice. Il est épaulé par son équipage de lascars, recrutés par Serang Ali, leur chef, et qui parlent comme tous les marins une langue bâtarde, colorée, riche de toutes les origines de ses locuteurs. Ce sabir que Ghosh a refusé de traduire dans un glossaire n’est pas le moindre charme de ce roman de mots autant que d’aventures. L’on est vite subjugué par la maîtrise technique, la grande culture et l’habileté de l’auteur à nous les faire comprendre et aimer.

À tel point que parvenu à la fin du volume, le pauvre lecteur se retrouve comme les protagonistes, secoué, balloté, avec la fâcheuse impression d’avoir été abandonné en plein océan. Il n’a qu’une envie, celle d’aller harceler l’écrivain pour qu’il lui livre la suite. Ce qu’il a mis trois ans à faire. Enfin, elle est arrivée avec le printemps, sous le titre d’Un fleuve de fumée.
Une vue générale des factoreries de Canton

Et l’aventure se poursuit en Chine, à Canton qui n’est encore qu’une enclave réservée aux étrangers, Fanqui Town. Les commerçants venus des riches nations d’Europe, d’Amérique et de l’Inde voisine, se côtoient dans les factoreries, grandes bâtisses qui leur sont réservées sur les berges de la Rivière des Perles. Ils n’ont en effet pas le droit d’entrer dans la ville, ni de se mêler à la population locale. Comme la présence des femmes y est aussi strictement interdite, certains d’entre eux vont nouer de vraies histoires d’amour avec des chinoises travaillant dans le port.

C’est le cas de Bahram Moddie, négociant de Bombay devenu immensément riche grâce au trafic de l’opium avec des marchands chinois corrompus. Il rencontre Chi-Mei, une jeune lavandière vivant dans une jonque et tous deux ont eu un fils, Cheeni, le Chinois, qui n’est autre que Ah Fatt, côtoyé dans le premier opus. L’histoire poignante de Barham — à Canton, Mister Barry —, personnage hors normes, et de son bateau l’Anahita, est un roman dans le roman. Le personnage n’est pas sans évoquer certaines figures tragiques de Joseph Conrad. Le destin de Neel est lié au sien pendant quelque temps, puisqu’il va devenir son Munshi, comptable, secrétaire et homme de confiance.

Un brigantin Nous retrouvons également Paulette, embarquée à bord d’un troisième bateau, le brigantin d’un botaniste excentrique, le Redruth, qui la conduira à Hong Kong à la recherche d’une orchidée inconnue. Comme dans la première partie, une série de figures secondaires, des habitants chinois des deux ports aux étrangers de tous pays qui s’y sont implantés, enrichit le récit de toute la gamme des passions humaines, des plus nobles aux plus viles.

Par une construction savante en flash-back, Amitav Ghosh nous fait également voyager à travers le temps. Il ne craint pas d’ouvrir son roman sur une Deeti, devenue l’aïeule respectée d’une nombreuse tribu implantée à l’Île Maurice… avant de nous ramener en 1839, à la veille de la première guerre de l’opium, lorsque les Chinois prennent la ferme décision de mettre fin au trafic dans leur pays. Le livre, très documenté, reproduit même la belle lettre — authentique — du commissaire Lin à la reine Victoria, la priant de faire cesser ce commerce immoral.

Né à Calcutta. Amitav Ghosh, cosmopolite et grand voyageur, anthropologue de formation, a vécu au Bengladesh, au Sri Lanka, en Iran, aux Usa et en Inde. Il a enseigné dans plusieurs universités prestigieuses dont celles de Columbia et de Harvard, et se partage aujourd’hui entre Goa, Calcutta et Brooklyn. Il a aussi fait partie du jury du festival du film de Locarno et ce celui de Venise en 2001. Son œuvre est traduite en plus de vingt langues et il a reçu de très nombreux prix littéraires, dont le Prix Médicis étranger pour son premier roman Les Feux du Bengale, en 1986.

Les deux livres sont traduits de l’anglais par Christiane Besse, dont il faut saluer le travail, et également disponibles en version numérique.

Fiches bibliographiques :

Un Océan de pavots
Robert Laffont, collection Pavillons, août 2010, 586 pages
ISBN 978-2-221-11180-2
10/18, collection littérature étrangère, mars 2013, 665 pages
ISBN : 978-2-264-053459-9

Un Fleuve de fumée
Robert Laffont, collection Pavillons, mars 2013, 622 pages
ISBN : 978-2-221-12835-0

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