Bollywood en chansons : 1935-1939
Publié jeudi 14 septembre 2017
Dernière modification lundi 11 septembre 2017
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La série d’articles qui débute avec celui-ci présente pour chaque année un film de Bollywood emblématique et une chanson qu’il contient. Il ne s’agit pas de référencer de manière encyclopédique les films ayant obtenu les plus grands succès commerciaux ni les chansons les plus célèbres. Plus modestement, elle vise à signaler les films et les chansons que l’auteur de ces lignes aime, intrigue ou simplement connait.
Il semble raisonnable de faire coïncider les début de Bollywood avec la présentation d’Alam Ara au Majestic de Bombay le 14 mars 1931. Ce premier talkie indien contenait déjà tout ce qui fait l’essence de Bollywood encore aujourd’hui. Réalisé en hindi à Bombay, ce film en costumes présentait des chansons, des danses, une histoire larger than life, une jeune et jolie héroïne, un prince charmant, etc.
Malheureusement, par manque d’intérêt, par négligence, mais aussi probablement du fait de l’effondrement des studios de cinéma à la fin des années 1930, Alam Ara comme les 27 autres talkies produits en Inde cette année-là sont aujourd’hui perdus. Les archives indiennes du cinéma à Pune gardent précieusement une copie du plus ancien film parlant qui ait pu être conservé : la version marathi de Ayodhyecha Raja, réalisée par V. Shantaram et sortie en février 1932.
Or, par un hasard extraordinaire, un mystérieux petit clip d’une dizaine de minutes a fait surface sur Internet il y a quelques mois. En le regardant attentivement, il apparaît qu’il contient quelques bouts d’essais d’un film parlant indien dont la production a commencé avant même la sortie d’Alam Ara. Il s’agit de la version anglaise de Nur-Jehan, un drame en costumes ambitieux réalisé en 1931 par Ezra Mir pour le studio Imperial à Bombay. Ce film a été tourné simultanément en deux langues, hindi et anglais, avec la même distribution menée par la toute jeune Vimala (de son vrai nom Mercia Solomon Mansfield) dans le rôle titre. Nur-Jehan était terminé en août 1931 mais n’a pu être diffusé dans sa version hindi qu’en octobre de la même année.
Cette courte vidéo, tournée donc dans la première moitié de 1931, est par conséquent une occasion unique d’imaginer ce que pouvaient ressentir les spectateurs de cinéma lorsque le parlant est arrivé à Bombay, c’est-à-dire au tout début de Bollywood.
Extraits de Nur Jehan (1931)
Même s’il s’agit très probablement de répétitions et de tentatives de post-synchronisation, ces courtes scènes mettent en évidence les difficultés techniques rencontrées lors de la réalisation de films sonores dans les premiers temps du parlant. La prise de son est directe, et pour éviter les bruits parasites les acteurs doivent rester immobiles et déclamer leur texte. Les problèmes sont amplifiés dans les parties chantées qui sont interprétées en direct par les acteurs avec l’orchestre installé à proximité dans le studio.
Cela n’empêche pas le public indien de se précipiter dans les salles dès 1931 pour assister souvent à des remakes parlants et chantants des plus grands succès du muet, comme justement Nur-Jehan dont l’histoire a été adaptée dès 1923. Il faudra attendre le milieu des années 1930 pour voir des films plus originaux mettant en scène une nouvelle génération d’acteurs. C’est aussi à cette époque que les studios sont enfin correctement insonorisés et que le playback est généralisé, favorisant ainsi des réalisations techniquement plus abouties.
Cette petite anthologie chantée débute donc en 1935, l’année charnière qu’on assimile parfois aux débuts du premier âge d’or de Bollywood.
Année : 1935
Réalisation : P.C. Barua
Avec : K.L. Saigal, Jamuna, Rajkumari et P.C. Barua
Le film : P.C. Barua n’est ni un acteur ni un réalisateur renommé lorsqu’il décide d’adapter Sharat Chandra Chattopadhyay au cinéma. Ses deux premiers films derrière la caméra ont été des désastres magistraux et il a fallu certainement beaucoup de courage à B.N. Sircar, le patron du studio New Theater de Calcutta, pour donner une nouvelle fois sa chance à ce jeune prince à la vie incroyablement dissolue. Bien lui en a pris car le fils du zamindar de Gauripur a réalisé avec Devdas un des premiers chefs-d’œuvre du cinéma indien.
Pour cette seconde adaptation après une version muette sortie en 1928, P.C. Barua tourne son Devdas en deux langues successivement, une pratique peu courante à l’époque. Il choisit sa troisième épouse qui avait environ 14 ans, Jamuna, pour incarner le personnage de Parvati et se réserve le rôle titre dans la version bengalie. Il l’offre cependant à K.L Saigal dans la version hindi, la seule qui nous soit parvenue complète. Elles sortent en salle en 1935, la version bengalie en mars, puis la version hindi en septembre à destination du « marché All India ». Elles sont toutes deux des grands succès critiques et commerciaux.
Le style très novateur de P.C. Barua enthousiasme les cinéphiles au point que les remakes suivants de Bimal Roy en 1955 et de Sanjay Leela Bhansali en 2002 lui empruntent des passages entiers comme son final dramatique. Certains plans sont étonnamment modernes et il filme les intérieurs comme personne. Les aspects sonores ne sont pas négligés avec des embryons de musique d’accompagnement bien que le film ne soit pas post-synchronisé, et une langue de la version hindi tellement épurée qu’elle en devient poétique.
K.L. Saigal devient instantanément et pour son plus grand malheur une immense vedette. Il sombrera dans l’alcool peu après et en mourra 12 ans plus tard. On ne sait pas ce qu’il serait advenu de Rajkumari si elle n’avait quitté la scène à la fin des années 1930, mais le sourire triste de sa Chandramukhi hantera longtemps les mémoires.
La chanson : Piya Bin Nahin Avat Chain de Timir Baran et Kedar Sharma
Devdas, désespéré de n’avoir pu épouser Parvati, a dilapidé sa fortune et sombré dans la débauche. La courtisane Chandramukhi cherche à le secourir, mais il a disparu. Elle le retrouve enfin dans un caniveau de Calcutta…
Les quatre autres chansons interprétées par K.L. Saigal dans Devdas ont été ré-enregistrées en 78 tours, contribuant ainsi à la gloire naissante du chanteur pendjabi. Ce thumri en revanche ne se trouve que dans le film. Il faisait partie du répertoire d’Ustad Abdul Karim Khan qui l’a enregistré vers 1925. On raconte que le vieux chanteur — il est mort en 1937 — a été si impressionné par la version de Saigal qu’il est allé au cinéma pour la première fois de sa vie pour voir le film et qu’il en a été ému aux larmes.
Piya Bin Chain chantée par K.L. Saigal
Année : 1936
Réalisation : V. Shantaram
Avec : Durga Khote, Chandra Mohan, Shanta Apte et Vasanti
Le film : Jusque dans les années 1940, la grande majorité des films indiens mettaient en avant des femmes. C’étaient elles que les spectateurs allaient voir, et le mot star était féminin. Mais si elles étaient au centre des intrigues, elles étaient souvent ballottées par des événements sur lesquels elles n’avaient pas prise.
Avec Amar Jyoti (« Flamme immortelle »), V. Shantaram innove en mettant en scène une héroïne implacable qui n’hésite pas à tuer pour assouvir son désir de vengeance. Durga Khote incarne Saudamini, la chef des pirates qui revendique avoir renoncé à sa féminité pour pouvoir se venger. Elle est assistée de la très jeune Rekha (Vasanti) puis de la princesse Nandini (Shanta Apte). À l’exception de l’infâme Durjaya (Chandra Mohan), les hommes sont réduits à des rôles de faire-valoir. Mais le film n’est pas un brûlot féministe pour autant. Il fait aussi la part belle à la romance, aux batailles épiques, aux rebondissements et aux chansons. Amar Jyoti est ce qu’on appellerait aujourd’hui un film masala.
Durga Khote qui mène la distribution était la vedette attitrée du studio Prabhat installé à Pune. Elle avait débuté dans le cinéma sur un coup de tête en 1931 alors qu’elle venait de perdre son mari et avait déjà 25 ans, un âge canonique à l’époque. Elle pouvait donc difficilement jouer les ingénues énamourées. Pourtant, les réalisateurs ont réussi à lui trouver des rôles à sa mesure, son immense carrière s’étalant sur plus de cinq décennies, au cinéma comme au théâtre.
La chanson : Jeet Jyot Tez Chamak Raha Hai de Master Krishnarao et Narottam Vyas
Le bateau pirate mené par l’impitoyable Saudamini a mis la flotte royale en pièces. Le navire qui transportait la princesse Nandini est en flammes. Si elle ne meurt pas brûlée, elle finira noyée. Saudamini se réjouit de son éclatante victoire…
Jeet Jyot Tez Chamak Raha Hai chantée par Durga Khote
Année : 1937
Réalisation : Franz Osten
Avec : Ashok Kumar, Maya Devi, Vimala Devi et Madhurika Devi
Le film : Septième film de Bombay Talkies, Prem Kahani (« Une histoire d’amour ») reprend les ingrédients qui ont fait la signature du célèbre studio installé à Malad dans la banlieue de Bombay. La réalisation est de Franz Osten et la photographie de Josef Wirsching ; deux allemands à la tête d’une petite équipe technique étrangère que le producteur Himansu Rai avait fait venir en Inde en 1934. Le scénario réformiste est l’adaptation d’une pièce de Niranjan Pal et la musique comme toujours de Saraswati Devi. Les seconds rôles sont tenus par des acteurs habitués du studio tels que P.F. Pithawala ou Kamta Prasad. Les chansons sont chorégraphiées et interprétées par Mumtaz Ali accompagné par Sunita Devi.
Une des originalités du film réside dans l’absence de la vedette principale du studio, Devika Rani. Elle est remplacée par un trio féminin peu connu du public, Maya Devi, Vimala Devi et Madhurika Devi. Elles donnent à elles trois la réplique à Ashok Kumar dans une histoire d’amour quadrangulaire qui tourne au drame sanglant pour mieux dénoncer la cruauté des mariages arrangés.
La mise en images particulièrement soignée permet des moments d’inspiration expressionnistes comme le final dans une forêt en proie aux éléments déchaînés. Elle se prête également bien à la représentation d’intérieurs urbains modernes où règne la liberté, opposés à des maisons villageoises qui sont le siège d’une tradition oppressante. Franz Osten profite également de ce film court (1h30) pour montrer l’Inde de cette époque comme dans un travelling saisissant dans les rues de Bombay, ou simplement l’orchestre de Saraswati Devi qui accorde ses instruments avant Nayi Naveli Chali Akeli.
La chanson : Nayi Naveli Chali Akeli de Saraswati Devi et J.S. Casshyap
Ramla organise à Bombay un spectacle en faveur des nécessiteux. Les danseurs lui présentent chez elle les chansons qu’ils comptent interpréter sur scène…
Nayi Naveli Chali Akeli chantée par Sunita Devi et Mumtaz Ali
Année : 1938
Réalisation : Franz Osten
Avec : Devika Rani, Ashok Kumar, Maya Devi, et Nazir Bedi
Le film : Niranjan Pal s’était brouillé en 1937 avec Himansu Rai, le patron de Bombay Talkies. Il en était jusqu’alors l’auteur exclusif mais n’a pu écrire lui-même le scénario de Nirmala qui a été confié à un nouveau venu. Himansu Rai a contourné l’obstacle en faisant adapter Divorce une ancienne pièce de Niranjan Pal. Le style si particulier de Bombay Talkies a donc pu être préservé.
Nirmala est à nouveau un film réformiste d’inspiration gandhienne. Il s’attaque ouvertement à la superstition en mettant en scène le destin tragique de Nirmala, une jeune femme qui aurait pu être mariée au premier venu pour des raisons astrologiques, puis qui abandonne sa famille sur les conseils d’un guru dans l’espoir de sauver son fils. Il s’agit de presque deux films en un seul comme pour mieux s’assurer que son message sera compris. Le ton est clairement démonstratif, mais comme toujours dans le cinéma de Bombay Talkies les institutions ne sont pas dénoncées. L’infortune de Nirmala est causée par des erreurs ou des interprétations malheureuses ; il n’y a pas de coupable.
Ce film donne l’occasion de retrouver le couple phare de la seconde moitié des années 1930 : Devika Rani dans le rôle titre et Ashok Kumar dans celui de son éternel amoureux. Ils se rencontrent sur les bancs de l’université et finissent par se retrouver après de nombreuses péripéties à un âge avancé. Nirmala fait un grand écart dans le temps comme dans les univers dans lequel il nous plonge. Il débute dans la bourgeoisie cossue de Bombay pour se terminer dans un campement misérable de mendiants. Le film nous offre donc une très large palette de l’Inde de cette époque, même si elle est largement fantasmée.
La chanson : Bolo Sajni Bolo de Saraswati Devi et J.S. Casshyap
Le méchant Loknath (M. Nazir) a été arrêté. Ramdas (Ashok Kumar) et Nirmala (Devika Rani) ont pu se marier in extremis et filent le parfait amour…
Bolo Sajni Bolo chantée par Devika Rani et Ashok Kumar
Année : 1939
Réalisation : Sohrab Modi
Avec : Chandra Mohan, Sohrab Modi, Naseem et Sardar Akhtar
Le film : Sohrab Modi avait fondé le studio Minerva à Bombay au milieu des années 1930. Cet ancien acteur de théâtre en était dès le début le réalisateur attitré aussi bien que la vedette récurrente. Il se démarque des artistes de son temps en mettant en image des textes ambitieux dans des décors monumentaux. C’est ainsi qu’il lance sa nouvelle société en 1935 par une adaptation d’Hamlet où il incarne le rôle titre, tandis que Nassem (la mère de Saira Banu, la seconde épouse de Dilip Kumar) joue le personnage d’Ophélie.
Il commence avec Pukar (« L’appel ») une trilogie qui a marqué le tournant des années 1940. L’empereur Jehangir (Chandara Mohan) qui place très haut le sens de la justice se trouve face à un choix cornélien lorsqu’il doit juger son épouse bien-aimée Nur Jehan (Naseem) pour un meurtre qu’elle a commis par accident. Cette fresque grandiose tournée avec un soucis du détail impressionnant dans les palais des Moghols est l’occasion de joutes rhétoriques fascinantes. Chandara Mohan comme Sohrab Modi dans le rôle d’un père déchiré entre son devoir et la vie de son fils se surpassent dans de longues tirades qui font la part belle à l’urdu.
La chanson : Saanwar Waalaa Vahi Re de Mir Saheb et Kamal Amrohi
Mangal Singh (Sadiq Ali) s’est sauvé après avoir tué en duel le frère et le père de sa bien-aimée Kunwar (Sheela). Enfin à l’abri il envoie un message à son père Sardar Sangram Singh (Sohrab Modi) pour lui indiquer qu’il est sauf. Mais pour accéder au chef rajput, le messager doit trouver Rani (Sardar Akhtar), une lavandière qui travaille au service de la maison de Sangram Singh. Elle vit avec ceux de sa caste dans un village sous les remparts d’Agra. Lorsque le messager arrive enfin au village, la petite population est en fête…
La danse que Sardar Akhtar interprète à la fin de la chanson rappelle les nautch girls du nord de l’Inde. Il s’agit donc d’un passage « impudique » qu’une femme « convenable » ne devrait pas danser. Cela explique qu’elle parte en courant se cacher et que dans la suite, elle se fasse longuement prier pour revenir.
Saanwar Waalaa Wahi Re avec Sardar Akhtar