Bombay Maximum City
Publié vendredi 19 avril 2013
Dernière modification vendredi 8 mai 2015
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Récit de voyage, enquête journalistique, journal intime, portrait d’une ville, l’œuvre de Suketu Mehta est inclassable. Elle est tout cela à la fois et, aussi, une brûlante déclaration d’amour. L’auteur se déclare d’emblée : "Je suis un garçon des villes", et Bombay est "la cité qui a tous les droits sur mon cœur."
Publié en 2004, traduit en français fin 2006, puis dans plusieurs langues européennes, le livre a été salué par l’ensemble de la critique internationale et par les grands écrivains d’origine indienne comme un chef-d’œuvre. Si le mot « chef-d’œuvre » signifie une création qui bouleverse et dérange, qui s’incruste dans la mémoire de celui ou celle qui la reçoit, le qualificatif n’est pas usurpé. L’ouvrage est à la démesure de la mégapole qui en est le personnage central. Devenue Mumbai, la cité est racontée sans concession, sans fard, toujours avec la distance indispensable et une bienveillance semblable à celle que l’on éprouve parfois pour certains monstres.
Suketu Mehta divise son récit en trois grandes parties, Le Pouvoir, Les Plaisirs, Passages. A travers les 775 pages de son enquête roborative, en amoureux sans illusions, il conduit son lecteur par la main dans tous les quartiers de la capitale du Maharashtra, des plus chics aux bidonvilles, des quartiers chauds aux plateaux de Film City. On y suit longuement plusieurs Bombayites ou Mumbaikars, comme Ajay, le policier, Mona Lisa, entraîneuse dans un bar à bière, ou encore Honey-Manoj, danseuse la nuit, jeune époux de Jyoti le jour, dans leurs équipées diurnes et nocturnes ou en promenade le long de Marine Drive.
D’autres figures tout aussi étonnantes de la population locale traversent le livre : quelques truands des mafias qui se disputent la ville, tueurs à gages et indics dont Mehta a réussi à gagner la confiance ; Babbanji, poète des rues, que ses parents viennent récupérer après avoir reçu une carte postale signée « votre fils vaurien et vagabond » ; Sevantibhaï, le diamantaire jaïn, et sa famille qui renoncent au monde, se dépouillant de leurs biens pour aller mendier le long des chemins…
Il ne faudrait pas conclure de cette énumération que Bombay Maximum City est une simple galerie de personnages pittoresques. L’écrivain fait des choix, mais n’élude aucun des problèmes qui minent la cité de son enfance. La pollution, la surpopulation et la saleté, la misère des slums, les questions inter-religieuses à vif depuis les attentats de 1992-1993, les politiques imbéciles et extrémistes de certains partis, la frustration sexuelle des jeunes, ou encore la violence et le meurtre, la corruption sont autant de facettes obscures de l’immense agglomération qu’il ne dissimule pas.
De ces explorations dans les tréfonds de sa ville, celle au cœur de l’industrie cinématographique n’est pas la moins intéressante. Suketu Mehta, qui a été l’un des scénaristes de Mission Kashmir de son ami Vidhu Vinod Chopra, nous dévoile tout des coulisses de cette réalisation, choix des acteurs, désistements, modifications du scénario… Là non plus, il ne cache rien des liens de la pègre avec le monde du cinéma, des pressions, menaces et extorsions de fonds qui pèsent sur les cinéastes et les stars. Ainsi Hrithik Roshan, encore débutant, ne put participer à la promotion du film à l’étranger en raison des intimidations qu’un parrain en exil faisait peser sur son père, déjà blessé lors d’une tentative de meurtre.
Le lecteur apprend aussi que Shahrukh et Amitabh furent un temps pressentis pour jouer les rôles finalement dévolus respectivement à Hrithik et à Sanjay Dutt. Ce dernier, encore sous le coup d’une inculpation pour complicité dans les attentats de 1993, peinait à retrouver des rôles intéressants à Bollywood. Ce film marqua un nouveau départ dans sa carrière. En une centaine de pages, et quelques anecdotes dramatiques ou au contraire très amusantes, les acteurs et actrices vus et revus de nombreuses fois sur les écrans acquièrent une densité d’êtres de chair que leur donnent rarement les articles ou ouvrages habituels qui leur sont consacrés.
Le récit que fait Sanjay de son expérience de la prison et de l’isolement est un de moments forts de ce long chapitre consacré au cinéma. L’épisode du cuisinier de Vinod Chopra prenant Shahrukh, parti en son absence préparer le thé, pour un rival embauché pour lui dérober sa place, est en revanche plutôt cocasse. Le rapport, lucide, de Hrithik à sa toute nouvelle célébrité est quant à lui très rassurant.
Le dernier des Passages narrés par l’auteur est celui de son arrachement à Bombay, après deux ans et demi passés dans la cité, et de son retour à New York. Son livre se clôt sur les répercussions indirectes du 11 septembre sur la guerre des gangs à Bombay et sur le destin de quelques tueurs croisés précédemment, devenus victimes à leur tour. Aujourd’hui, Suketu Mehta vit toujours à Manhattan, et est professeur associé de journalisme à l’Université de New York. Il écrit des articles sur les villes et donne des conférences, mais, depuis Bombay Maximum city, il n’a publié aucun autre ouvrage. Il est des écrivains d’un seul livre, est-il de ceux-là ? Nous espérons que non.
Précipitez-vous, le livre est disponible à des prix abordables, en plusieurs langues, sur certains sites en ligne. Et pour en savoir plus, signalons enfin l’interview très intéressante (de mars 2007) de l’auteur sur son livre sur le blog Mauvais Esprit de Frédéric Joignot
Fiche Bibliographique :
Titre : Bombay Maximum City
Auteur : Suketu Mehta
Année de parution : 2006
Traduction de l’anglais : Oristelle Bonis
Edition : Buchet-Chastel, broché, 775 p., carte, glossaire
ISBN : 2-283-02166-9