Il y a un peu plus de vingt-cinq ans était programmé le premier épisode de Fauji (Soldat), sur l’unique chaîne de télévision indienne de l’époque, la chaîne nationale Doordarshan (DD1). La série, tournée en 1988, marqua les vrais débuts à l’écran de Shah Rukh Khan. Évacuons tout de suite la question technique. Pour qui est habitué comme nous le sommes au tout numérique, visionner une vieille série non remastérisée a de quoi surprendre. Pour se consacrer à l’histoire, il faut donc accepter la médiocre qualité des images (une vidéo analogique, type VHS, repiquée en DVD) qui ont cet effet de halo que seuls connaissent ceux qui ont eu affaire aux anciens tubes cathodiques mal réglés.
Si vous recherchez un rythme effréné, des ralentis ou des accélérés à couper le souffle, passez votre chemin. Si en revanche vous acceptez ces imperfections inhérentes à l’époque dans le rendu visuel, les effets spéciaux — à peine quelques fumigènes et un peu de pyrotechnie —, le manque de moyens évident de la production, vous passerez quelques 270 minutes très agréables, empreintes d’émotion et d’action. Fauji comporte 13 épisodes d’environ 24 minutes, 21 minutes si on retranche le générique et la reprise des dernières images de l’épisode antérieur au début du suivant, soit 4h 1/2 bien dosées et rondement menées. La brièveté du format a sans doute aidé à l’efficacité de la narration, il fallait renouveler l’intérêt du téléspectateur toutes les 20 minutes.
Fauji se laisse donc non seulement regarder, mais de plus avec un réel plaisir. Et ce plaisir ne vient pas d’une éventuelle perversité sociologico-entomologico-archéologique : déterrer la première apparition à l’écran de… et l’observer avec la bienveillante tolérance de l’observateur détaché. Il ne s’agit pas davantage de la minute fan, même s’il m’arrive souvent d’y jouer : « oh ! qu’il était mignon dans la fraicheur de ses 23 ans. » Non, non. Dès le deuxième épisode, on se prend au jeu et on se découvre l’envie de savoir ce qui va arriver aux principaux personnages. Car, première surprise, la série a un scénario, contrairement à tant de films de Bollywood récents, et même très récents. Il est dû au colonel à la retraite Raj K. Kapoor, également metteur en scène et producteur de Fauji pour la chaîne.
L’intrigue est assez simple. C’est l’histoire d’un groupe de jeunes hommes au sein d’une école de formation militaire, ou plus précisément celle du jeune Abhimanyu Rai (Shah Rukh Khan) qui rêve de marcher sur les pas de son frère aîné Vikram (Rakesh Sharma) et d’intégrer les commandos de l’armée indienne. Il va devoir affronter beaucoup d’épreuves qui en feront un vrai soldat et l’aideront à mûrir. En chemin, il rencontrera l’amitié, principalement celle de Varun, de son nom complet Thakur Parmeshwar Singhji Chawhan (Vikram Chopra), ou celle de Yaseen (Wishwajeet Pradhan), et il trouvera l’amour, celui d’une jeune médecin militaire, le docteur Madhu Rathor (Manjula Avtar). Comment évolueront ses rapports avec Vikram qui est aussi l’officier instructeur de son peloton ? Ira-t-il jusqu’au bout et surtout, à l’épreuve du feu, sortira-t-il indemne de sa formation d’officier ?
Deuxième surprise, alors qu’on pouvait craindre un film de propagande militariste, Kapoor ne fait pas de ses personnages des caricatures de surhommes, ni des adolescents qu’un entrainement viril et musclé transformerait en hommes. Il nous épargne aussi les profils psychologiques trop stéréotypés : le marrant, l’angoissé, le perfectionniste, l’officier sadique, etc. Certes, on n’échappe pas à quelques clichés, par exemple le sacrifice du soldat musulman ou le triangle amoureux. Mais les protagonistes restent crédibles. Ils ont des failles, des contradictions, et sont en général beaucoup plus fouillés que la plupart des seconds rôles de nombreux films actuels. Il y a aussi quelques traits d’humour bienvenus qui détendent l’atmosphère dans les moments de grande tension. C’est d’autant plus appréciable que la musique est quasiment inexistante, à l’exception du thème du générique.
S’agissant d’un divertissement familial, Fauji se devait de ne porter que des valeurs positives. Elles ont trait à la solidarité et à la fraternité des jeunes hommes. Dans un scénario plus récent, on aurait eu droit à des rivalités parmi les apprentis soldats, à des luttes fratricides pour le pouvoir ou pour l’amour d’une fille. Elles sont totalement absentes de la série de 1988. C’est une de ses limites, par moments on aurait apprécié un soupçon d’ambiguïté. Une autre faiblesse réside dans l’absence de représentation de l’ennemi. Bien que constamment évoqué, on le voit très peu et il n’a aucune épaisseur. Il reste abstrait à l’exception d’un chef, brièvement montré. Le point de vue est exclusif, c’est celui du groupe des jeunes soldats indiens.
Les acteurs issus dans l’ensemble du théâtre sont plutôt bons. On passe sur la médiocrité de quelques rôles secondaires, surtout dans les premiers épisodes. Une fois l’exposition des personnages terminée, on ne les revoit plus beaucoup et cela laisse de l’espace aux autres. A l’exception de Shah Rukh, Wishwajeet Pradhan, qui incarne Yaseen, le protagoniste le plus grave de la série, est le seul à continuer une vraie carrière d’acteur. Maintenant reconverti dans la production et les affaires, Vikram Chopra joue plus rarement, c’est dommage. Il était Varun, l’ami d’Abimanyu, et avait tout pour séduire avec son côté éthéré contrastant à la perfection, physiquement et psychologiquement, avec la solidité du héros principal. Sa façon de prononcer « buddies », qui signifie « les potes », et sa propension à répéter à tout bout de champ « I say chaps ! », soit « C’est ça, les mecs ! », sont de vraies trouvailles qui l’ont rendu éminemment populaire.
On s’attache aussi très vite à Vikram, le frère aîné, tourmenté par la culpabilité d’avoir perdu un ami au combat. L’acteur Rakesh Sharma qui tenait le rôle, sobre et efficace, serait hélas décédé accidentellement, il y a quelques années. Sa relation amoureuse compliquée avec Kiran court au fil des épisodes. Amina Sharvani, qui joue honorablement le rôle intéressant de la jeune journaliste, femme de tête désireuse de mener une carrière et de faire ses choix, est aujourd’hui engagée dans la lutte écologique et la défense des animaux. Elle vit avec son mari, le fils du réalisateur, près de Delhi. L’ancienne actrice a lancé une polémique il y a quelques années, au moment où il fut vaguement question de faire une suite à Fauji au cinéma, en disant notamment qu’elle avait participé à l’écriture de la série.
Ce n’est pas tout à fait impossible. Initialement, Fauji devait s’articuler autour de Vikram, et donc de Kiran, avant de prendre pour pivot central l’évolution d’Abhimanyu. Raj Kapoor a déclaré de son côté que ce n’était pas lui, mais la caméra qui avait choisi. Elle n’aura eu aucun mal à le faire. La surprise majeure vient de l’interprétation épatante de l’acteur débutant. Un jeune homme d’apparence banale, dont l’enthousiasme vital rayonne dès sa première apparition. On ne peut pas encore parler de charisme, faute d’expérience, mais on s’en approche déjà. Shah Rukh Khan est de manière évidente Abhimanyu. En cherchant d’autres monstres sacrés débutants à qui le comparer, on ne voit guère que le Belmondo d’À bout de Souffle ou le Depardieu des Valseuses.
S’il a par la suite rapidement cabotiné, comme Belmondo d’ailleurs, dans Fauji, il joue sobrement. On ne lui demandait pas encore de surjouer et de faire du Shah Rukh Khan, il se contentait d’occuper l’espace et de mouvoir son corps devant une caméra d’emblée subjuguée. Rien d’étonnant à ce que ce rôle très physique ait lancé sa carrière. Dès qu’il apparaît dans une scène, même collective, on ne voit pratiquement que lui. Il est incontestable que le facteur chance est réel dans la naissance d’un succès, dans le cas du Baadshah comme dans d’autres, mais sans le talent, rien de durable. Est-ce sa façon de se positionner face à la caméra, de donner l’impression d’avoir toujours été aspirant soldat, de dire ses répliques à la mitraillette — oui, il parle un peu trop rapidement —, de tenir toujours compte de ses partenaires ? Tout cela à la fois et quoi d’autre ? Le mystère des très grands acteurs, c’est de cela qu’il s’agit.
Comme le réalisateur de la série, qui a failli être rebaptisée « Abimanyu », le public qui a commencé à reconnaître le jeune acteur dans la rue ne s’y est pas trompé. Qu’il ait dû attendre le succès de Baazigar pour définitivement percer, n’y change rien. Shah Rukh avait alors enfin trouvé une partenaire à sa mesure en la personne de Kajol. Malheureusement, Manjula Avtar qui lui donne la réplique dans Fauji est insipide pour ne pas dire mauvaise. Elle est même quasiment la seule à donner l’impression de jouer à faire l’actrice. Rien d’étonnant à ce qu’elle ait complètement disparu des écrans. Les deux acteurs restent en permanence à une distance respectable, à l’exception de l’amusante première rencontre. Ici ni saris mouillés, ni frôlements suggestifs. La pudeur de la série semble aujourd’hui stupéfiante, même pour l’Inde où la censure ne plaisante pas avec les scènes d’amour. Ici, aucun acteur n’approche sa partenaire à moins de vingt centimètres. Même après le mariage !
On peut rêver d’une meilleure partenaire et d’un scénario qui auraient révélé, en même temps que son potentiel physique et son énergie incroyable, l’hyper sensualité du King Khan, la touche infime de douceur féminine qui le rend irrésistible. Il n’empêche que Fauji a fait naître un acteur, celui que l’on a ensuite feint de découvrir dans des rôles qui le sortaient de son ordinaire de superstar bollywoodienne. Des rôles que peut-être Karan Johar est un des rares à lui avoir offert, notamment avec My Name is Khan et surtout avec le trop déprécié Kabhi Alvida Naa Kehna. Dans l’emploi complexe de Dev Saran, que beaucoup ont rejeté parce qu’il ne correspondait pas à l’indian lover qu’il incarnait jusque-là, il jouait avec maestria un homme aigri qui reprenait goût à la vie, progressivement et douloureusement. On pourrait citer Chak de ! India, sous la houlette de Shimit Amin, il était un Kabir Khan impeccable dans son entreprise de rédemption personnelle.
Bientôt âgé de cinquante ans, Shah Rukh ne pourra plus jouer éternellement les jeunes premiers, il va devoir prendre un tournant. Il a le choix de devenir enfin un immense acteur, celui qu’il sait parfois être, dans des rôles exigeants comme ceux que l’on vient de citer. Il peut aussi continuer à faire le clown, jouer la facilité et la sécurité financière, avec Farah Khan par exemple, en exhibant une musculature qui amusera provisoirement la galerie, mais qui n’est pas à la hauteur de ce qu’il a montré. La concurrence est rude à Bollywood, d’autres sont plus jeunes et fatalement plus bodybuildés que lui. Et, sauf erreur, il n’est pas encore capable de remonter le temps. On l’espère donc de tout cœur dans un prochain grand et vrai rôle. Ça tombe bien, il a récemment déclaré à un journal indien être fatigué de donner dans la démesure et avoir l’intention de jouer dans un film intéressant et à petit budget, une histoire intense et sans trop de paillettes. Preuve qu’il connait la valeur de ce qu’il fait.
Pour conclure, Fauji a non seulement dévoilé un acteur, mais a aussi marqué toute une génération de jeunes téléspectateurs qui se sont identifiés à Abymanyu Rai. La série du colonel Kapoor a inauguré un genre. D’autres séries sur l’armée ont suivi, sans atteindre son succès. Pour l’anecdote, elle a également contribué à faire naître dans les années qui ont suivi de nombreuses vocations militaires en Inde où le service militaire, bien qu’officiellement de conscription, repose en fait sur l’engagement. Rediffusée de temps en temps (très récemment sur Zee Lamhe), si la curiosité vous taraude, vous pouvez parfois la trouver en DVD, malheureusement avec des sous-titres anglais et le générique hindi non traduit. Il existe aussi une version doublée en allemand que nous n’avons pas vue.