Fous de l’Inde
Publié vendredi 22 juillet 2016
Dernière modification jeudi 28 juillet 2016
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Ancien médecin psychiatre au Consulat de France de Bombay, Régis Airault nous expose dans Fous de l’Inde : Délires d’Occidentaux et sentiment océanique, un phénomène dont on parle peu, mais qui est pourtant bien réel : le « syndrome indien ». Que peut bien cacher ce terme clinique et pathologique ?
L’auteur, dans le cadre de ses fonctions, a constaté un basculement de certains voyageurs Occidentaux dans un état de délire, suite à l’émotion intense procurée par leur séjour en Inde. Étonnamment cet état régressait, voire disparaissait, lors du retour au pays d’origine.
Si beaucoup d’écrits relatent les voyages d’Occidentaux en Inde, il est en revanche plus rare de tomber sur des récits contant les histoires des milliers de nos contemporains qui s’y sont égarés (et s’y égarent encore), notamment au cours des « grandes migrations romantiques des années 70 ». Ces manifestations démentielles sont à priori bien connues des Affaires Étrangères, alors comment se fait-il qu’on les taise ? L’écrivain s’interroge.
Il distingue deux phénomènes psychiatriques : le « choc de l’Inde » et « l’épreuve de l’Inde ». La première notion renvoie à une « déréalisation » [1] à laquelle est soumis le voyageur à son arrivée en territoire indien, confronté à une réalité dépassant totalement ce qu’il avait pu imaginer avant son départ. Des angoisses, des crises de panique, la sidération et l’effondrement dépressif, sont les symptômes associés à celle-ci. En ce qui concerne le second trouble, il se déclenche plus tardivement. On assiste à une « dépersonnalisation » de l’individu, présentant des idées délirantes accompagnées d’un « vécu persécutif flou » [2]. Pourtant, dans les deux cas, le sujet garde un bon souvenir de son séjour. Il n’est d’ailleurs pas rare qu’une certaine nostalgie l’imprègne, et l’incite à y retourner au plus vite. Selon Régis Airault, voyager en Inde aurait une valeur initiatique et nous permettrait de nous interroger sur notre place dans l’univers, ainsi que sur l’éternelle question de la mort. Il ajoute que « l’Inde parle à l’inconscient : elle le provoque, le fait bouillir et, parfois, déborder. Elle fait resurgir, des couches profondes de notre psyché, l’enfoui. » C’est ainsi, qu’à travers trois chapitres et deux cents vingt-deux pages, notre médecin psychiatre nous délivre des anecdotes concernant ses patients les plus marquants.
Chapitre Premier : Fuir sa folie
L’Inde peut s’avérer être un terreau fertile qui révèle notre propre vide intérieur, poussant certains individus à se plonger dans l’errance et le vagabondage. C’est en général à ce moment-là qu’une consommation de produits stupéfiants émerge et leur procure une sensation d’appartenance à un groupe : une identité. Dans ce cas extrême, le voyage est dit pathologique. Il concerne des sujets qui présentaient au préalable des troubles psychologiques, activés en terres étrangères et développant le processus délirant. Vous découvrirez ici les histoires de Maurice, à la quête d’un temps déjà perdu ; de Dominique et sa dromomanie ; de Jean : voleur reconnu à Bombay ; de Georges : tristement célèbre serial killer ou encore de René, dont la résurrection encourageante clôt ce premier chapitre.
Chapitre Second : Du choc culturel à l’épreuve de l’Inde
« L’Inde peut rendre fous les "Occidentaux" », c’est par ces mots que débute le second volet de l’ouvrage. L’auteur, qui s’occupait de jeunes adultes, a pu constater que certains d’entre eux se mettaient à souffrir d’une pathologie psychiatrique, après avoir foulé le sol indien. Les phases de délire, en particulier dans la catégorie d’individus mentionnée précédemment, ne constituent généralement qu’une période de crise. L’Occident envisage peu les bouleversements de l’intime, les questionnements identitaires, les crises existentielles, ou les états de régression ; alors qu’ils sont des moments clés nécessaires à la construction de chacun. En Inde, ces phases psychiques pour atteindre le bhakti [3] sont choses courantes. On peut y « essayer sa folie », explorer l’originaire, retrouver le confort du « narcissisme primaire infantile » qui donne au voyageur un sentiment de toute-puissance. Cette impression d’invulnérabilité, d’élu de Dieu, peut affecter les touristes et les pèlerins qui, submergés par un enthousiasme mystique ; se prennent pour des êtres divins. On retrouve notamment ce phénomène à Jérusalem, ville chargée de sens par l’Histoire et aussi lieu de fantasmes. Ainsi, le visiteur — choqué et/ou éprouvé par cette Inde « pathogène » — oublie son nom, perd ses papiers, compliquant ainsi son rapatriement dans son pays d’origine ; alors qu’il s’agit là de l’unique solution à ses maux. À travers les expériences de Chantal : persuadée d’avoir une mission à accomplir en Inde, de Christine : dévouée à l’aide d’orphelins à Bombay, ou encore de Paul se rebaptisant « Kali » ; on comprend que le territoire indien nous aspire ou nous rejette, nous séduit ou nous révulse. Dans tous les cas, il ne nous laisse pas indifférents. Chacun réagit selon sa personnalité et ses mécanismes de défense. Immergés dans un tourbillon de misère, au sein d’un pays surpeuplé qui grouille sans cesse et dont on ignore totalement la culture ; certains individus peuvent vaciller et se perdre.
Chapitre Troisième : La Tentation de Goa
Dans cette dernière section les jeunes gens qu’évoque Régis Airault ont entre vingt et trente ans. Souvent, leur séjour en Inde se transforme en quête de soi, dont ils attendent de finir métamorphosés. Après avoir erré d’une région à une autre, la majorité d’entre eux termine leur périple et s’éternise à Goa. Connue pour ses plages paradisiaques, cette zone du sud-ouest de l’Inde est aussi prisée pour ses raves et grandes fêtes techno. Ce voyage est à la fois le symbole d’une rupture avec l’autorité parentale et d’un dépassement des limites ; mais aussi d’une volonté d’accéder à un espace où tout semble possible. D’ailleurs, l’auteur compare Goa au pays mythique de Peter Pan ; véritable « never, never, land » comme le chante le célèbre personnage de dessin animé. Il ne faut pas pour autant envisager Goa (ou l’Inde dans sa globalité) comme un lieu de perdition. Au contraire, cette excursion permet à ces jeunes de grandir, d’appréhender la vie autrement et de découvrir en eux de nouvelles potentialités.
Dans son œuvre, l’auteur combine, avec raison, travail scientifique et récit vivant d’expériences vécues. Au-delà du médecin psychiatre, il fait office pour ses patients comme pour nous, lecteurs, de compagnon d’aventures menant de l’enfance à l’âge adulte. L’Inde fait naître et cohabiter des impressions contradictoires, des sentiments opposés ; elle remue les émotions et nous pousse à une confrontation avec nos peurs, nos tabous. Ici éclot la notion de « sentiment océanique », déjà mise en lumière auparavant par Romain Rolland et Freud. Il s’agit en fait d’un « mouvement mental » dont les étapes sont les suivantes : impression d’étrangeté, exaltation, angoisse/délire ou joie intense ; en Inde, c’est le sentiment d’appartenir à l’universel, d’être irrésistiblement absorbés par Mother India… Doit-on résister à cette « vague » de l’exploration du moi ? Craindre un séjour en son sein ? Il se pourrait que la réponse à ses questions réside en cette phrase, « Le mieux à faire est alors de s’abandonner, comme on s’abandonne dans l’amour » afin d’être ravi(e) par l’Inde.
Fiche Bibliographique
Dans le documentaire intitulé Syndrome des Indes le réalisateur Philippe Vitaller suit et interroge les « éprouvés » de l’Inde. Notre guide, pour ce voyage et ces rencontres, n’est autre que Régis Airault lui-même. Toutes les notions évoquées dans son livre y sont explicitement mentionnées et expliquées. Ci-dessous vous sont proposées, en français, les vingt premières minutes de ce reportage captivant.
[1] En termes cliniques il est question du « vertige » provoqué par la rencontre avec une réalité radicalement différente faisant vaciller l’individu : il perd pied, sa propre réalité lui devient étrangère.
[2] Dans ce cas-là il s’agit d’un doute de la conscience : sollicitée, et sans cesse questionnée, l’identité de l’individu est ébranlée et fortement remise en cause.
[3] « Mysticisme dévotionnel extatique » : Une expérience intime d’abandon et (peut-être aussi) de connaissance de soi.