Interview de Zoya Akhtar, Dibakar Banerjee et Ashi Dua
Publié samedi 1er juin 2013
Dernière modification mardi 3 mars 2015
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Bombay Talkies a été présenté le 19 mai 2013, en hommage au centenaire du cinéma indien pendant le Festival de Cannes. En maître de cérémonie, Thierry Frémaux, délégué général du Festival, a salué la présence du ministre de la Culture Aurélie Filipetti et du Ministre indien du Tourisme, Chiranjeevi. Les équipes des films Monsoon Shoutout, Ugly, The Lunch Box et bien sûr Bombay Talkies étaient tous élégants pour cette mise en lumière du centenaire du cinéma indien.
Dans la salle, Mallika Sherawat, Melita Toscan du Plantier, directrice du Festival de Marrakech étaient présentes. La projection a été suivie par un dîner de gala à l’Agora pour un public prestigieux, avec entre autres Aishwarya Rai Bachchan et Vidya Balan.
La veille de cette projection, Brigitte Leloire Kérackian a pu interviewer deux des quatre réalisateurs, Zoya Akhtar et Dibakar Banerjee, ainsi que la productrice du film, Ashi Dua.
Brigitte Leloire Kérackian : Comment votre productrice, Ashi Dua, a-t-elle eu l’idée de prendre plusieurs réalisateurs pour mettre en place ce projet ?
Dibakar Banerjee : Elle était entrée en relation avec plusieurs réalisateurs de la « nouvelle vague » du cinéma indien. Peut-être qu’au début, il y aurait pu y avoir 3 ou 5 réalisateurs, mais au final, nous avons été 4, car il fallait faire un film de 100 min. Cela limitait le choix.
Zoya Akhtar : Elle nous a dit que c’était un hommage au cinéma indien et que nous disposions chacun de 15 millions de roupies pour réaliser un film de 25 min. Chacun devait à sa manière célébrer le cinéma indien.
Brigitte Leloire Kérackian : Avez-vous eu de nombreuses discussions sur les projets ? Pour le casting, y-a-t-il eu des négociations ?
Zoya Akhtar : Nous avions déjà discuté ensemble et nous savions ce que les autres réalisateurs faisaient. Donc, il n’y avait pas de difficultés particulières.
Brigitte Leloire Kérackian : Vous sentez-vous appartenir à la « nouvelle vague » du cinéma indien ?
Dibakar Banerjee : Certains d’entre nous en font partie. Anurag Kashyap est plus ancien ! Non, je blague ! Dans un certain sens, nous en sommes. Karan Johar a tout démarré avec Aditya Chopra ; c’était la « nouvelle vague » de la romance Bollywood du milieu des années 1990. Ce qui explique que toute l’Europe connaît Shah Rukh Khan, et toutes les ménagères ! Il a initié ce courant, une nouvelle manière de voir la romance en Inde. Son impulsion a coïncidé avec la libéralisation économique de l’Inde. Zoya est arrivée sur le devant de la scène plus récemment si je peux faire sa biographie. C’est la plus jeune de cette « nouvelle vague ». Elle a été une excellente assistante de réalisation pendant des années, par exemple avec Mira Nair. Son script était prêt, mais elle ne parvenait pas à obtenir les bons contacts pour le produire. Au bout de 5 ans, elle a réussi à faire Luck by Chance, au total 7 ans de développement. La critique l’a encensée et de nombreux prix lui ont été décernés. Ensuite, elle a enchainé avec un super blockbuster.
Zoya Akhtar : Dibakar et Anurag font des films intrinsèquement indiens. Les histoires qu’ils racontent sont inhabituelles pour le public indien, un mélange de réalisme et de divertissement sérieux. Leurs films restent très divertissants sans être fantastiques ou des utopies, mais bien ancrés dans la vie réelle. Leurs fans sont très fidèles maintenant. Leurs films ont fait de bons résultats et les producteurs continuent à les suivre grâce à un public répondant très favorablement. C’est merveilleux de voir leur talent et comment ils évoluent. Leur talent s’affirme en permanence. Vous pouvez voir à travers chaque film l’évolution de la structure narrative. L’utilisation de la musique et tout ce qui est typique du cinéma indien sont utilisés d’une façon formidable.
Brigitte Leloire Kérackian : J’aimerais connaître votre sentiment sur l’hommage au centenaire du cinéma indien rendu par le Festival de Cannes en comparaison avec l’hommage rendu par le Festival de Marrakech (30 nov au 8 dec 2012).
Zoya Akhtar : J’étais à Marrakech et c’est tout à fait fantastique ! Ils avaient sélectionné un certain nombre de films, pas particulièrement récents. Les invités étaient des réalisateurs et des producteurs, des acteurs de toutes les générations. La cérémonie d’ouverture nous présentait sur scène avec comme maîtresse de cérémonie Catherine Deneuve. Pendant son discours de présentation, une scène immense a été dévoilée avec des marches en demi-cercle et on nous voyait sur ces marches. Comme une immense photo, le public debout nous applaudissait. C’était superbe !
Dibakar Banerjee : À Cannes, c’est un coup de projecteur sur l’Inde ! Ils proposent beaucoup de films indiens dans différentes catégories.
Zoya Akhtar : Le jury du Festival de Cannes compte Vidya Balan, et Nandita Das pour le jury de la Cinéfondation. Chaque festival propose des événements à sa manière. Nous n’avons pas encore eu l’expérience du public français, nous le découvrirons demain.
Brigitte Leloire Kérackian : Pourriez-vous nous décrire ce tournant du cinéma indien, car on lit que Bollywood est en plein changement ?
Dibakar Banerjee : D’un certain point de vue, Bollywood aime donner de la joie à la grande masse du public. En 10 ou 15 ans, des changements se sont produits avec l’ouverture économique du pays. La classe moyenne urbaine s’est développée. C’est devenu un mélange de civilisation occidentale avec la philosophie et les valeurs de l’Inde, c’est un mélange confus de tout cela. Le cinéma indien fait ressortir ces difficultés et le langage est en train de se former pendant que nous en parlons. Chaque année, on voit des films avec 2 ou 3 types de langages différents : certains sont totalement innovants, certains sont dans la lignée des films des années 90, d’autres sont entre-deux.
Donc, aujourd’hui, ce nouveau Bollywood est plein de variantes différentes en même temps, et se bat pour trouver son propre langage.
L’élite urbaine est très influencée par ce Bollywood renouvelé, l’interaction est mutuelle. Bollywood a aussi commencé à s’exporter avec une vision d’elle-même sans honte, plus impétueuse, confiante en lui-même. Dans les festivals, l’Occident raillait Bollywood mais maintenant Bollywood rit de lui-même aussi. Voilà un changement intéressant !
Le changement que j’attends personnellement c’est que Bollywood commence à se confronter aux paradoxes de sa société avec maturité, ce qui signifie une manière plus provocante, un côté autocritique plus audacieux. Cette ouverture peut se faire de façon très personnelle ou plus sociale du moment que le sujet est plus audacieux et plus polémique. Cet influx est en cours et nous en saurons plus sur ce mouvement dans 5 ou 6 ans.
Brigitte Leloire Kérackian : Je souhaiterais avoir votre opinion sur la place des femmes dans le cinéma indien.
Zoya Akhtar : Cette industrie est très ouverte aux femmes, en particulier pour celles qui se trouvent derrière la caméra. Cette période est très favorable aux femmes et plus personne n’est sceptique sur leurs capacités à produire ou diriger un film. Nous avons des productrices qui réussissent très bien, autant que de réalisatrices. Pour les actrices, la situation est bien plus dure ! C’est comme si elles avaient une date de péremption. Les rôles recherchés sont souvent celui de la jeune fille, même si c’est le rôle principal. Au bout de quelques années, des actrices plus jeunes arrivent et prennent leur place. Les plus talentueuses ont encore des rôles, mais les autres sont reléguées. On manque de rôles principaux pour des actrices mûres.
Dibakar Banerjee : Dans le domaine de la réalisation, l’Inde a mis en avant un nombre de femmes réalisatrices impressionnant en comparaison à d’autres pays. Mira Nair, Deepa Mehta, Kalpna Lajmi, Farah Khan, Zoya Akhtar, Deema Kapni … elles ont eu un succès national et international sur le plan critique et financier. Je ne connais pas d’autres pays où on peut trouver 6 noms aussi reconnus.
Ashi Dua : J’ai démarré ma société de production il y a 5 ans, Flying Unicorn Entertainment et nous faisons aussi de la promotion de films. Nous sommes toujours à la recherche d’un contenu intéressant que ce soit pour la télévision ou pour le cinéma. C’est notre premier long métrage.
Il y a 3 ans je me suis rendu compte que 2013 serait le centenaire du cinéma indien. Faire un film en hommage à cet événement et montrant l’amour que les gens ont pour ce cinéma m’a semblé évident. J’ai donné le pitch à différents réalisateurs et c’est ainsi que l’aventure a commencé. L’idée était de montrer comment le cinéma indien influence les couches populaires, comment ils sont inspirés, sont touchés affectivement. Ce n’est pas un documentaire ou un hommage formel, c’est une célébration. 4 histoires racontent comment des personnes sont authentiquement affectées par les films.
Brigitte Leloire Kérackian : Pourquoi ce titre était-il si important ici, puisqu’il se réfère au fameux studio nommé Bombay Talkies ?
Ashi Dua : « Talkies » car le cinéma parlant marque la fin du muet. Bombay est une ville et c’est la référence à l’industrie cinématographique hindi. Voilà comment le titre nous est venu.
Brigitte Leloire Kérackian : Comment avez-vous planifié l’organisation entre les 4 réalisateurs ?
Ashi Dua : Nous voulions un film de 2 heures et chacun avait 30mn de film, le plus simple était de travailler avec 4 cinéastes. Le choix des acteurs était à l’initiative de chacun, sinon nous n’aurions jamais eu M. Amitabh Bacchan ou bien Katrina Kaif. Quand ils ont écrit leurs sujets, ils avaient déjà ces stars dans leur esprit. Le fait que Cannes propose 5 films indiens nous fait extrêmement plaisir, mais c’est la décision des organisateurs du festival bien entendu. Je pense égoïstement à notre film et la manière dont il sera perçu.
Le public apprécie la manière dont Bollywood évolue. Il y a eu de grands courants dans les années 50 et 60, puis il y a eu un coup d’arrêt. Maintenant, les gens se réjouissent des nouveaux films où on se concentre essentiellement sur le contenu des scripts.
Interviews réalisées par Brigitte Leloire Kérackian
Festival de Cannes 2013