Projeté pendant le festival du film indien de Paris organisé par nos amis d’Extravagant India !, Faith Connections de Pan Nalin avait reçu le prix spécial du jury du film documentaire en octobre 2013. Il sort enfin en salles le 30 juillet, comme nous vous l’avions annoncé dès le mois d’avril (c’est ici), mais sous le titre de Kumbh Mela, sur les rives du fleuve sacré, distribué par Sophie Dulac Distribution.
Né dans le petit village d’Adatala (Gujarat) dans une famille très pauvre, Pan Nalin décide de devenir cinéaste après avoir vu son premier film à l’âge de 9 ans. Adolescent, il étudie les beaux-arts à l’université de Baroda, puis est admis au NID d’Ahmedabad, prestigieuse école de design indienne, où il apprend la réalisation. Passionné, il organise également des festivals et des rétrospectives de ses cinéastes favoris et commence à tourner des courts-métrages. Puis, il accomplit plusieurs voyages, écrit des scénarios et réalise des documentaires en collaboration avec Canal +, BBC, Discovery, National Geographic et France 3. En 1993, il décide de tourner son premier long métrage, Samsara. Le film ne sort qu’en 2001 et connait une large diffusion, ce qui lui vaut une reconnaissance internationale. Il est aussi l’auteur en 2006 d’une fiction, la Vallée des fleurs, une romance inspirée d’un livre d’Alexandra David-Neel, sur l’amour en lutte contre l’inéluctabilité de la mort, avec Naseeruddin Shah. Il partage aujourd’hui son temps entre Bombay et Paris.
Le Kumbh Mela (ou Kumbha Mela), littéralement « la fête de la cruche[1] », a lieu tous les douze ans et est l’occasion de grands rassemblements de population sur les bords du Gange et de ses affluents, alternativement dans quatre villes saintes du nord de l’Inde. Ce grand pèlerinage hindou, le plus grand du monde, attire des dizaines de millions de fidèles pendant cinquante-cinq jours. Tous les 144 ans, le Maha Kumbh Mela, d’une ampleur exceptionnelle, se tient à Allahabad (Prayag pour les hindous), au confluent des trois rivières sacrées, le Gange, la Yamuna et la Sarasvatî, mythique rivière virtuelle. En 2013, le dernier Maha Kumbh Mela a réuni, du 14 janvier au 10 mars, entre 70 et 100 millions de pèlerins, de toutes origines sociales, venus de toute le sous-continent et d’ailleurs. Imaginez l’ensemble de la population française rassemblée pendant près de deux mois sur environ 50 km² et unie dans une même spiritualité.
En choisissant de prendre part à ce Kumbh Mela, exceptionnel par son ampleur et par sa ferveur, Pan Nalin rendait hommage à son père et à une promesse qu’il lui avait faite de ramener de l’eau sacrée du Gange. Mais c’est en cinéaste qu’il accomplit ce voyage spirituel. Il a refusé l’idée de faire un énième reportage exotique sur ce pèlerinage. Pour cela, il choisit, dans cette multitude, de s’attacher alternativement à quelques destins individuels et singuliers, universels dans ce qu’ils révèlent d’eux-mêmes et de leurs liens aux autres. Ébloui par leur foi évidente et simple, Palin sait garder la distance nécessaire avec ses « acteurs » pour ne paraître ni complaisant ni condescendant. « La profondeur de la dévotion, en particulier parmi les pauvres, est incroyable » a-t-il précisé dans une interview, « il faut avoir vu le bonheur sur les visages des gens qui prennent un bain dans la rivière sacrée pour y croire. »
C’est donc avec une bienveillance communicative qu’il accompagne Kishan Tivari, le jeune fugueur d’une dizaine d’années qui se prétend orphelin. Kishan qui a tous les culots, qui hésite entre deux vocations assez contradictoires. Il suit un groupe de sâdhus et rêve de renoncement absolu… Un peu plus tard, il s’imagine en parrain tout puissant, en nouveau Don, avec la même sincérité, et avoue ses hésitations avec un sourire et une naïveté irrésistibles, y compris pour les policiers chargés de la sécurité qui le prennent sous leur protection quand il veut bien se réfugier auprès d’eux. Avec une étonnante liberté, une sorte d’instinct de survie animal, Kishan va et vient, virevolte parmi les groupes, pour trouver sa nourriture, pour glaner de quoi fumer ou pour simplement parler, échanger. Son père, résigné, viendra le récupérer à la fin du Kumbh Mela.
Le film raconte d’autres histoires, deux en particulier, très prenantes. La première est celle de Sonu, le batelier, et de sa femme Mamta. Une famille ordinaire, dans une situation extraordinaire. Ils ont perdu leur fils Sandeep, âgé de trois ans, au milieu de la foule. Nul voyeurisme ici. La caméra les accompagne dans leur recherche, eux et leur famille, à hauteur de regard, adoptant leurs espoirs et suivant les mêmes pistes qu’eux. Parviendront-ils à retrouver l’enfant ou fera-t-il partie de ces milliers de personnes définitivement perdues de ce gigantesque rassemblement ? Un bureau spécial pour ces disparitions a même été créé au chœur de l’administration du Kumbh Mela, fonctionnant 24 heures sur 24, afin d’aider les familles à retrouver un ou plusieurs de leurs proches.
Mais le récit sans doute le plus attendrissant (sans mièvrerie), le plus amusant en même temps, est celui de Yogi Baba et de Baby Bajrangi. Ou l’histoire d’un ascète obligé de s’intéresser au monde qu’il a voulu quitter. « Le monde auquel j’ai renoncé a à son tour abandonné ce garçon » dit le yogi, « C’est mon karma de m’occuper de Baby Bajrangi. » Hatha Yogi Baba a trouvé le nourrisson abandonné deux ans auparavant et l’a adopté, en dépit des embûches administratives qu’il raconte. Depuis, il le materne, veille jalousement à son bien-être, s’inquiète pour son éducation, sa future scolarité et même sa carrière, imaginant de grandes réussites pour lui. Son amour débordant pour le bébé le conduit même à imaginer des actes de violence envers qui voudrait lui faire du mal ou le lui retirer. La notion d’enfant-dieu prend pour Hatha Yogi Baba tout son sens.
Comme dans tous les bon scénarios, il y a quelques seconds rôles dans ce grand spectacle de près de deux heures, comme ces deux gourous entièrement détachés du monde, mais pour qui la quête spirituelle passe par la fumée de la « ganja », autrement dit la marijuana, comme ces renonçants couverts de cendres qui parcourent le pays entièrement nus et se livrent à des exercices étonnants sur certaines parties de leur anatomie. On peut citer encore ce pèlerin en quête d’identité et aussi quelques commerçants pour qui ce rassemblement est synonyme de bonnes affaires. Tous sont regardés avec le même regard bienveillant.
Kumbh Mela, sur les rives du fleuve sacré est un film humaniste, au scénario bien construit qui fait la part au suspense, aux revirements, comme dans les meilleures fictions, ainsi qu’à l’humour, ce dont on lui sait infiniment gré. L’image est aussi très belle, fluide. Quant aux mouvements de caméra, ils épousent au plus près le propos : les grands panoramiques présentent la foule en mouvement et restituent cet apparent chaos, finalement très organisé ; les plans rapprochés sur les visages et les corps au contraire, font pénétrer dans l’intimité, l’intériorité des personnages, on est tenté de dire des héros. Un regard empathique, à hauteur d’homme, lorsque c’est nécessaire, notamment lorsqu’on suit avec angoisse les parents qui cherchent, photo à la main, leur petit garçon dans la multitude.
Avec un style narratif personnel très maîtrisé et sans temps mort, le documentariste égale ici les plus grands dans ce genre difficile de la non-fiction. Le fil conducteur de toute l’œuvre de Nalin, son sujet de prédilection est la spiritualité, à travers la société, la religion, la foi et la sensualité. Dans Kumbh Mela, une autre évidence saute aux yeux, Pan Nalin, qui déclare ne pas faire de différence entre le documentaire et la fiction, est un cinéaste de l’émotion. Il le prouve, oh combien !, ici. Que vous soyez croyant ou pas, attiré par la spiritualité ou non, vous aurez du mal à quitter ses personnages attachants et leur histoire réelle, si simplement et extraordinairement humaine, celle de Kishan, celle de Baby Bajrangi et de son yogi Baba, ainsi que celle de Sonu et de Mamta. Un film à plusieurs titres fascinant, malgré quelques petites longueurs.
[1] Le pèlerinage s’appuie sur le mythe de la lutte des dieux (deva) et des démons (asura) pendant douze jours et douze nuits (douze années humaines) pour recueillir le nectar de l’immortalité, l’amrita, né du barratage de la mer de lait et renfermé dans une cruche. Pendant la lutte, quatre gouttes s’échappent de la cruche et se répandent dans le fleuve à l’emplacement des quatre villes saintes, d’où le rite de l’immersion dans ces lieux à des dates propices déterminées par les astrologues.