L’Eléphant et la Maruti
Publié vendredi 23 octobre 2015
Dernière modification mardi 20 octobre 2015
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L’Éléphant et la Maruti. Sous ce joli titre assez énigmatique se cache un court recueil de trois nouvelles publiées par Radhika Jha. D’abord paru en 2004, aux éditions Philippe Piquier, il vient d’être réédité en poche au printemps 2015 ; la première édition en poche, épuisée, datait de 2007.
Le point commun entre les trois récits est la capitale indienne, comme le souligne le sous-titre « Fictions de Delhi ». Il ne s’agit pas d’une promenade guidée à l’intérieur des quartiers pittoresques ou des monuments de la ville, ni d’une enquête sociologique sur la population de la mégapole. Mais Delhi est le fil continu qui relie les personnages entre eux, d’âge, de castes et de milieux sociaux différents. A travers les portraits des divers protagonistes, brossés délibérément d’une touche impressionniste, de leurs comportements et attitudes, se dessine peu à peu l’image assez précise d’une cité cristallisant les contrastes et les contradictions qui cohabitent dans l’Inde d’aujourd’hui. Celle où se côtoient un pays moderne et les archaïsmes les plus révoltants.
La première fiction qui donne son titre au recueil résume bien ces contrastes. L’éléphant, animal immémorial et presque totémique de l’Inde, que l’on peut encore – de plus en plus rarement — croiser dans les rues de Delhi, y est opposé à la petite voiture citadine, la Maruti 800, elle aussi emblématique, en tant que moyen de transport favori et symbole de réussite de la moyenne bourgeoisie de la capitale [1]. La petite voiture, conduite par Shweta va être stoppée par un banal accident de la circulation et elle arrivera en retard à son travail. Un monstrueux embouteillage la rend témoin de la colère d’une éléphante en route pour un mariage.
Le pachyderme inquiété par un cheval lui-même apeuré, puis frappée par son mahout [2], écrase sous ses yeux une autre Maruti rouge. Le retard de Shweta aura des conséquences imprévues, non seulement sur sa propre vie, mais par un enchaînement de circonstances sur celles de Kishore, le gardien du parking où elle se gare tous les jours, et de Sushila, la jeune épouse de ce dernier. Le ton général est doux amer, comme souvent chez Radhika Jha, et sa nouvelle est construite en boucle, dans une espèce de mouvement circulaire où l’on retrouve à la fin de la journée l’éléphante dans une attitude plus apaisée et apaisante. Peut-être une image du destin. En fait, cette habile astuce narrative donne au lecteur l’impression d’entrer dans une sorte d’écosystème en miniature, de micro univers où toute chose a sa place.
La deuxième nouvelle est écrite à la première personne. Le narrateur est journaliste, delhiite de fraiche date, venu du Bihar, et correspondant local du journal Business and Political Monitor. Chaque matin, il conduit sa jolie consœur Sheila au bureau, dans sa voiture, et la raccompagne pareillement le soir chez elle. Le trajet leur permet de nouer des liens et d’échanger leurs impressions sur la ville. Contrairement à elle, il aime passionnément la mégalopole et ses contrastes, ses habitants aussi. Plusieurs d’entre eux rencontrés par hasard, comme Shibu, un mendiant lépreux, et Kishan Singh, électricien originaire lui aussi du Bihar, vont en lui racontant leur vie, l’amener à comprendre le sens de la sienne et lui apprendre un mot : liberté.
Nouvelle forme narrative, le récit dans le récit, cette fois-ci, et même tonalité aigrelette pour cette nouvelle, sans doute la meilleure et la plus forte du recueil. On peut la lire comme une réflexion sur le bonheur et la liberté. Ce n’est pas par hasard qu’elle s’intitule « l’Espoir ». Elle peut être perçue comme une métaphore sur la destinée individuelle, le libre arbitre. Chaque personnage n’y est pas, ou pas seulement, ce qu’il paraissait être au début de l’histoire. Cependant, les remarques glissées ça et là sur la misère, la surpopulation, le développement à outrance et les querelles opposant Sheila et le narrateur sur la beauté ou la laideur de la ville font de cette histoire une analyse engagée. C’est sans doute la nouvelle la plus politique du livre, au sens étymologique du mot, « ce qui a trait à la cité », et une méditation sur le vivre ensemble dans cette gigantesque cité.
La dernière « Le Mariage » met en scène une reine de la nuit, Meenakshi, alias Barra. La plantureuse et excessive, dans tous les sens du terme, diva des fêtes du Tout Delhi se marie. Elle épouse Sanju, riche héritier, ce qui scandalise la famille de ce dernier. Mais qu’est-ce qu’il lui trouve donc ? Il l’a simplement « dans la peau », c’est tout simple, et très compliqué… Ce dernier et court récit est le plus faible de l’ensemble. Brève fable sur le désir et sur les mystères de l’amour, il est un peu à part et détonne à côté des précédents, plus subtils et mieux construits. « Le Mariage » semble être un galop d’essai moins bien maitrisé. Il se lit très facilement, mais ne procure pas le même sentiment final de surprise et de contentement que « L’Espoir » ou « l’Éléphant et la Maruti », quelle que soit leur chute. La ville de Delhi semble n’y être qu’un prétexte, tandis qu’elle se dessinait en creux ou en ombre chinoise dans les deux premiers. C’est un peu dommage que le recueil s’achève sur cette note plus faible, mais que ce ne soit pas une raison pour vous priver du plaisir de lire ce recueil. Il reste une très bonne introduction à l’univers à multiples facettes d’une des meilleures écrivaines indiennes actuelles.
Radikha Jha est déjà l’auteure de trois romans et de deux recueils de nouvelles publiés en France, dont les très réussis, L’Odeur, son premier titre, et Des lanternes à leurs cornes attachées, avant denier paru. Née à New Delhi en 1970, la romancière, qui a perdu sa mère à l’âge de trois ans, grandit à Bombay, puis passe sa scolarité dans un pensionnat himalayen avant de partir faire ses études à Chicago après l’obtention d’une bourse. Diplômée en anthropologie et en sciences politiques, elle devient stagiaire à l’ONU et découvre ensuite la France, puis la Suisse. Mariée à un diplomate, elle est très cosmopolite comme en témoigne son dernier livre traduit à ce jour en français, La Beauté du Diable, dont l’intrigue se situe à Pékin où elle vit actuellement.
Fiche bibliographique :
Titre : L’Eléphant et la Maruti, Fictions de Delhi
Auteur : Radhika Jha
Edition : Philippe Picquier, Piquier Poche, 2015, 195 pages, glossaire
Edition originale en France : 2004, Editions Philippe Piquier
Traductrice : Simone Manceau
ISBN : 978-2-8097-1088-5
ISSN : 1251-6007