Seule fille de mon village
Publié vendredi 9 octobre 2015
Dernière modification vendredi 9 octobre 2015
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Co-écrit avec Célia Mercier – journaliste à Libération ayant sillonné l’Inde et le Pakistan – ce récit-témoignage de Sugan Kanwar nous conduit dans les contrées reculées et désertiques du Rajasthan. D’allers-retours entre le joyau de Jaisalmer et le tristement célèbre village de Devda, l’auteure-narratrice évoque non seulement la condition des femmes dans l’Inde rurale contemporaine, mais, surtout, elle nous fait part du vide qui la submerge, avec tristesse et embarras, depuis sa tendre enfance. Le récit prend alors forme autour de sa découverte – et plus tard de sa prise de conscience – de cette singularité exceptionnelle et révoltante : être la seule fille de Devda… le village où l’« on ne garde pas les filles ».
Des femmes de cette région, où disparaissent encore deux filles par jour, la narratrice dresse délicatement, trop délicatement même, un humble portrait du quotidien. Nous suivons Sugan Kanwar depuis l’âge de sept ans jusqu’à sa propre maternité au travers d’un récit rythmé par la vie de famille, les relations entre les castes, les fêtes et les traditions rajpoutes… non sans oublier de faire ressortir la solitude d’une fillette sans cousines ni amies, ainsi que les tragédies sociales et familiales des femmes rajpoutes. Sugan Kanwar nous parle, par touches, du sati (l’immolation des veuves) et du jauhar (l’immolation des femmes rajpoutes à l’époque des invasions musulmanes), du purdah [1] que les femmes doivent porter pour couvrir leurs formes, de la bindhini [2], de sa tante préférée…
De lecture facile, le livre bénéficie d’un style clair et simple. C’est un récit direct et sans prétentions navigant entre l’innocence manifeste de l’auteure et sa révolte, sous-jacente, face à des situations qu’elle ne comprend pas, notamment le système des castes et l’infanticide des filles – auquel s’ajoute aujourd’hui le fœticide [3].
Et même si cette tradition de « ne pas garder les filles » n’est pas suffisamment expliquée ni analysée, le fait que l’auteure ne porte pas vraiment de jugement de valeur demeure un des points forts du livre, évitant ainsi l’écueil du pathos indigné et du récit compassionnel qui aurait porté préjudice à sa lecture [4].
Ce n’est donc ni une longue complainte ni un livre larmoyant. Et plutôt qu’un récit enragé, c’est la subtilité du silence et du secret qui imprègnent la totalité de l’œuvre : C’est le silence fier des rajpoutes de Devda qui devient secret honteux quand leur « coutume » est à nouveau dévoilée par des journalistes ; c’est ce secret que les parents gardent ne pouvant dire à leur enfant pourquoi elle n’a pas des cousines [5] ; c’est le silence de l’ignorance face aux choses que l’on ne sait expliquer : dans un échange entre générations le grand-père dit simplement à sa petite-fille « n’y pense pas ».
Sugan Kanwar note avec justesse que les racines de cette pratique sont à chercher aussi bien dans le poids de la tradition que dans les structures socio-économiques de l’Inde rurale [6] , en particulier dans la logique de la dot, pourtant interdite – en tout cas réglementée par une série de lois – depuis 1961. Elle réussit de façon surprenante à nous transmettre qu’à Devda, finalement, personne n’est vraiment partisan de cette pratique, mais que pourtant elle s’impose comme une évidence !
Cependant, et c’est ici que le bât blesse, le récit possède de multiples défauts et imperfections, et la forme adoptée, celle du témoignage, n’est pas des moindres. En effet, on pourrait s’attendre à ce que le registre de la narration évolue et mûrisse avec le personnage, or ce n’est pas le cas, et la femme mariée de 25 ans parle comme l’enfant de 7 ans… avec la même superficialité et une certaine platitude qui fait ressortir des éléments intéressants, mais qui ne les fait pas ressentir. C’est à se demander si ce n’est pas là l’influence et/ou la projection de la co-auteure, que l’on semble retrouver aussi dans l’artificialité des dialogues. Quoi qu’il en soit, la densité et l’analyse auxquelles on pourrait s’attendre font incroyablement défaut – surtout que Sugan Kawar est censée avoir étudié l’histoire et les sciences politiques à l’université.
Dans la même lignée, les personnages, ou plutôt les personnes qui entourent la narratrice, ne sont pas du tout travaillés, ils sont tout juste décrits et leur caractère à peine esquissé. Si l’hommage que Sugan Kanwar rend à ses parents mérite d’être souligné – ces parents qui ont eu le courage de la garder – on reste loin du portrait de famille. Nous ne saurons pas grand-chose sur le père qui a rompu avec la tradition, ni sur Mummy, la mère qui… rien… qui est une femme et mère fantomatique, une sorte de faire-valoir donnant la réplique…
Aussi, cela aurait pu être un manifeste pour l’éducation et l’émancipation des filles… et des garçons ! Car si son père a décidé de la garder c’est, nous dit l’auteure, parce qu’il est « allé à l’école » ; là non plus nous n’en saurons pas plus, aucune argumentation ne viendra souligner l’importance de l’enseignement pour vaincre ces « principe[s] que la société a créé il y a longtemps » (dixit Ba, le grand-père).
Finalement, c’est un livre qui peut être lu comme une introduction à l’Inde [7], à certaines de ses traditions et de ses difficultés… si l’on n’est pas trop exigeant et qu’on n’est pas vraiment initié. C’est un bon livre de vacances qui se lit d’une traite grâce à son découpage qui assure une progression soutenue et plaisante. N’hésitez pas à le lire si, comme moi, vous le trouvez au tiers du prix affiché, ou si vous êtes sensible au sort funeste de toutes ces filles qui n’ont pas été « gardées ».
Fiche Bibliographique :
Titre : Seule fille de mon village
Auteur : Sugan Kanwar avec Célia Mercier
Date de parution : Octobre 2014
Édition : Flammarion, broché, 288 pages
ISBN : 978-2-0813-0183-2
[1] Qui voudrait dire « rideau » et instaurerait la subordination des femmes : elles doivent couvrir leurs formes et ne peuvent s’adresser aux hommes, même de leur famille, à l’exception de leur mari.
[2] La belle-fille, souvent reléguée au rôle de domestique et de bonne à tout faire.
[3] Néologisme qui sert à décrire l’avortement sélectif des filles. Bien que la loi indienne interdise d’indiquer le sexe du fœtus dans le but d’opérer un avortement, nombreux sont encore les médecins qui pratiquent les deux. La question est évoquée avec tact dans un des épisodes de Satyamev Jayate, émission animée et présentée par Aamir Khan. Vous trouverez l’article que lui consacre Fantastikindia ici.
[4] Cela mérite d’être noté puisque la co-auteure, Célia Mercier, s’est fait une spécialité des témoignages dans le genre, à noter son livre précédent Brûlée à l’acide paru chez le même éditeur.
[5] Sa grand-mère lui explique quand même que « les femmes au village n’accouchent que de garçons, à cause de l’eau de [leur] puits ».
[6] Bien qu’il me semble que c’est une pratique qui traverse toute la société et touche même les couches sociales les plus favorisées.
[7] Le livre évoque aussi, en filigrane, la partition de l’Inde et du Pakistan ; ainsi que les liens qui persistent et résistent - malgré tout - entre les différentes communautés des deux côtés de la frontière.