Le Secret de Kanwar
Langue | Penjabi |
Genres | Drame, Film fantastique |
Dir. Photo | Sebastien Edschmid |
Acteurs | Irrfan Khan, Tisca Chopra, Tillotama Shome, Rasika Dugal, Danush Akhtar |
Dir. Musical | Béatrice Thiriet |
Parolier | Madan Gopal Singh |
Chanteurs | Jyoti Nooran, Kuldeep Toor |
Producteurs | National Film Development Corporation of India, Heimat Films, Johannes Rexin, Bettina Brokemper, Augustus Film, Ciné-Sud Promotion |
Durée | 109 mn |
C’est un film qu’on attendait. Primé dans de nombreux festivals, en 2013 et 2014, Qissa est enfin sorti en France le 3 septembre, distribué par Zootrope. Il est projeté sous un nouveau titre, Le Secret de Kanwar. Et c’est un film d’une densité et d’une richesse assez rares.
Après un préambule onirique où il se lamente dans une maison vide, face à un fleuve dans lequel se reflète la lune, le personnage, un vieux Sikh à la barbe blanchie, entreprend de raconter une histoire, son histoire. Elle commence en 1947, dans la partie du Pendjab qui deviendra pakistanaise, au moment de la partition de l’Inde. Umber (Irrfan Khan), tel est son nom, est obligé de fuir avec sa famille, en même temps que les autres habitants de son village menacé par les musulmans qui les ont déjà attaqués auparavant.
Quatre ans plus tard, il s’est réinstallé quelque part dans le Pendjab indien dans une nouvelle maison. Mehar, son épouse (Tisca Chopra), est enceinte pour la quatrième fois et Umber tient à être présent lorsqu’elle accouchera, sûr qu’elle va lui donner enfin le fils qu’il attend. Contre l’évidence et contre l’avis de Mehar qui lui demande de ne pas faire cela, il s’empare du bébé tout juste né et proclame que c’est un garçon… Kanwar va dès lors être élevé comme un petit garçon. A l’adolescence, Kanwar (Tillotama Shome) qui a commencé à accompagner son père dans la forêt dont il exploite le bois, croise la route de Neeli (Rasika Dugal), une jeune fille de caste inférieure, une gitane. Et, Umber contraint Kanwar à épouser Neeli…
Enfermé dans sa prison intérieure et dans un mensonge de plus en plus intenable, Umber, le pater familias, fait le malheur de sa famille, de sa femme, des sœurs de Kanwar et bien sûr celui de Kanwar, à qui il répète inlassablement, « mon fils, ma lune, tu es le meilleur des fils qu’un père peut rêver d’avoir » et qui aime son père et se conforme à sa volonté. Le film d’Anup Singh explore les frontières entre masculinité et féminité. Mais on aurait tort de voir dans cette œuvre uniquement une réflexion sur le genre, elle traite aussi de la condition faite aux femmes en Inde, du déracinement, de la perte de soi et de la lutte maladroite d’un individu pour y remédier. Elle parle des frontières, celles qui coupent Umber (le seul à agir pendant une grande partie du film) de son identité, de son villageois pendjabi.
Même si le personnage principal Umber a tout faux, s’il s’enferre dans une violence symbolique et parfois physique contre les siens, le réalisateur se garde de porter un jugement et, à l’extrême fin, il lui permet même de prendre conscience de son erreur. Car Umber est aussi une victime. C’est peut-être pour cela que le titre original Qissa : The Tale of a Lonely Ghost, qui introduisait une compassion pour le héros, nous semble plus pertinent que le titre français. Quoi qu’il en soit, Le secret de Kanwar est aussi un film qui parle d’amour, de celui dévoyé par l’aveuglement qu’Umber porte à Kanwar et de celui qu’elle lui manifeste en retour. De l’amour et de la générosité portés par les personnages féminins, en particulier par la lumineuse Neeli qui introduit la vie dans ce monde clos sur lui-même, mais y parviendra-t-elle ?
Le metteur en scène ne laisse pas une minute de répit à ses personnages, mais pas davantage au spectateur. Il l’implique habilement dans la pesanteur de cette ambiance familiale marquée par le mensonge et plombée initialement par un destin qui la dépasse, celui d’un pays né dans un bain de sang. Pour cela, il joue en particulier constamment avec la lumière. Sourde, elle filtre à travers les volets clos des maisons et enveloppe les protagonistes, forçant le regard à se faire plus attentif, trop vive, au contraire, elle les brûle, les écrase, lorsqu’ils sortent à l’extérieur de la maison. Le directeur de la photographie, Sebastian Edschmid, qui a surtout œuvré pour des réalisations allemandes, doit être félicité le premier et mérite tous les prix du monde pour son travail exceptionnel. Car Anup Singh a su s’entourer d’une équipe remarquable pour mener à bien ce projet qu’il a porté pendant une douzaine d’années.
Chaque plan est composé comme un tableau. Le clair-obscur — dont il abuse peut-être un peu trop pour un œil occidental —, le chromatisme étudié jusqu’à la couleur du moindre turban, du moindre dupatta (voile dont se couvrent les femmes lorsqu’elles sortent), la mise en place de chaque détail dans le cadre (personnage ou objet du décor) font sens et concourent à une image d’une qualité exceptionnelle. Le Secret de Kanwar est une œuvre plastique parfaite, d’une grande beauté, très picturale, en cela le film pose aussi la question du rapport entre deux arts, celui de la peinture et celui du cinéma, le monde de l’image fixe, la peinture, et celui de l’image animée.
La qualité de l’interprétation est à la hauteur de l’exigence du metteur en scène. On commencera par celle des figures féminines. Si les rôles de Mehar et de ses trois premières filles auraient gagné à être un peu plus développés, mais le scénario fait dans la concision, Tisca Chopra s’en sort très honorablement et avec sobriété dans le rôle de la mère qui se tait et compose avec l’inacceptable situation imposée à sa dernière fille. La jeune Rasika Dugal incarne remarquablement une Neeli brûlante, incroyablement vivante, et porte sur ses épaules la seule bouffée d’oxygène que le metteur en scène introduit dans son huis clos. Elle est le grain de sable qui fait gripper la machine, permettant au film de basculer dans sa dimension fantastique qui survient dans son dernier tiers et sur laquelle on reviendra.
L’emploi très difficile de Kanwar est tenu par deux acteurs. Le personnage de Kanwar enfant est d’abord joué par un très bon jeune comédien, Danush Akhtar, ce qui entretient la confusion pour le spectateur. Il est placé de fait dans la situation des voisins de la famille et du reste de la communauté et finalement aussi berné qu’eux, par le vrai petit garçon, incarnant une petite fille travestie en garçonnet. Tillotama Shome, découverte dans Le Mariage des moussons de Mira Nair, donne corps et profondeur à un-une Kanwar adulte, tout en équivoque et forcément sacrifiée. Elle est tout simplement parfaite, jouant une masculinité très crédible lorsque, sans illusion, elle tente de se conformer à la folie de son père. C’est particulièrement vrai au moment de sa rencontre avec Neeli. Puis, très vite la part de féminité en elle se dévoile. L’actrice fait un sans-faute dans ce rôle ambigu.
Le rôle d’Umber est échu à Irrfan Khan, qui avait hésité à accepter cet emploi de patriarche sikh déraciné et déboussolé. Sa voix douce contraste efficacement avec la dureté de son comportement et la violence qu’il impose aux siens. Comme toujours, il est excellent et donne une réelle épaisseur à un Umber obstiné dans son aveuglement. D’où vient alors qu’il soit moins convainquant ici que dans d’autres films. Cela tient peut-être au fait paradoxal que l’on y croit trop et jusqu’au bout, peut-être aussi à l’aspect physique conféré à son personnage par un costume qui l’engonce constamment, réduisant son expression corporelle au minimum. Il est tout du long dans son manteau enveloppant comme dans une armure sans bras, emmuré, impuissant.
Si l’on songe parfois à des cinéastes de l’intériorité qui n’ont pas craint de flirter avec le fantastique, comme Ingmar Berman, manque sans doute une vraie dimension onirique au fantôme que devient Umber et qui reste identique, dans son apparence et son comportement, à l’homme qu’il était auparavant. Mais l’acteur n’y est pour rien, c’est un choix de mise en scène imposé par le cinéaste, économe dans la manifestation des passions, pas le moindre pathos malgré un sujet aussi grave. Le surgissement du fantastique, déroutant pour des esprits européens est tout à fait revendiqué par Anup Singh, qui a déclaré qu’Umber est de fait un fantôme, depuis le début de son exil. C’est pourquoi son passage effectif à l’état de fantôme ne modifie presque rien et ne le libère pas. Ce sont seulement les dernières images, reprenant celles du début, qui finissent par donner une clé et faire naître l’émotion.
Ajoutez encore une bande son très prenante et en accord parfait avec le récit. La musique composée par Béatrice Thiriet, à qui l’on doit notamment celles des films de Pascale Ferran, Lady Chatterley et Bird People en particulier, ajoute une touche supplémentaire à l’ambiance mélancolique du film. Le mélange entre les instruments à cordes classiques, surtout les plus graves comme violoncelles et contrebasses, et les instruments traditionnels du sous-continent indien, tels que ektara, sitar, oud et dhol, produit un son très original, envoûtant, qui prend aux tripes et maintient une émotion profonde du début à la fin de l’histoire. Elle est l’âme du film nous a dit le metteur en scène que nous avons rencontré et dont vous pourrez lire bientôt l’entretien qu’il nous a accordé.
Avant de conclure, deux mots sur la production. Tout comme l’équipe technique, elle est internationale, comme l’était déjà celle de The Lunchbox. Ici, ce sont quatre pays, l’Allemagne, la France, les Pays-Bas et la France qui ont produit Le Secret de Kanwar. Les réalisateurs indiens qui veulent sortir des sentiers battus et rebattus par l’industrie du film se tournent de plus en plus fréquemment vers cette solution et elle semble leur réussir. Les quelques réserves émises plus haut n’entament en rien l’excellente opinion que l’on a du deuxième film réalisé par Anup Singh. C’est une œuvre forte, puissante, qui ne vous laissera pas indifférent parce que rarement un film ne vous impliquera autant que celui-là sans vous brutaliser et il vous marquera longtemps après que les lumières de la salle se seront rallumées. On attend déjà avec impatience le troisième long métrage sur lequel il a commencé à travailler.