Projeté le 19 mai 2013, à la Semaine de la Critique du festival de Cannes, The Lunchbox, nommé pour la Caméra d’Or, a été récompensé par le prix du « Grand Rail d’or », dont le jury indépendant est composé de spectateurs appartenant au personnel ferroviaire. Depuis, il a reçu le prix du meilleur film au festival Extravagant India ! de Paris et Ritesh Batra a été distingué comme meilleur réalisateur au festival de Saint-Jean-de-Luz. Distribué en France par Happiness Distribution, le film est sorti sur les écrans français le 11 décembre 2013 et est disponible en DVD depuis le 7 mai 2014.
Tous les jours à Bombay, des milliers d’employés reçoivent leur repas de midi dans des gamelles métalliques, les lunchboxes, qui leur sont apportées sur leur lieu de travail par le service des dabbawallahs. Très efficaces, ceux-ci ne commettent pratiquement jamais d’erreur de livraison… Cependant une confusion dans les adresses met en contact Saajan Thomas (Irrfan Khan) et Ila Singh (Nimrat Kaur). Ila est une jeune femme de la classe moyenne, délaissée par un mari qu’elle espère reconquérir en lui mitonnant les plats qu’il aime. Saajan, comptable proche de la retraite, va être remplacé par un jeune collègue, Shaikh (Nawazuddin Siddiqui), qu’il est chargé de former. Veuf, il s’est replié sur lui-même et traîne jour après jour sa mélancolie entre son domicile et son bureau. Peu à peu, à travers l’échange de petits mots glissés dans la lunchbox, les deux solitaires vont s’inventer une histoire à deux…
Sur cette trame toute classique de la comédie sentimentale, le quiproquo — on pense au Lubitsch de The Shop around the corner —, Ritesh Batra tisse une intrigue subtile et sensible qui emporte, dès le début, le spectateur dans un tourbillon d’émotions demeurant dans la mémoire longtemps après le générique de fin. S’ajoute à ce canevas, une autre histoire tout aussi passionnante, l’éclosion d’une amitié. La relation entre Shaikh et Saajan, bien mal commencée, évoque cette fois-ci encore les meilleures comédies du genre. Disons-le immédiatement, ce premier long métrage du scénariste-réalisateur est un coup de maître.
La narration est habilement construite par ellipses. Le spectateur a ainsi le privilège insigne de toujours se sentir partenaire de ce qui se passe dans le film ; à lui de remplir les interstices. Le procédé n’est jamais pesant. Est-ce parce que la première idée du réalisateur était de faire un reportage sur le milieu des dabbawallahs ? Son interview, rapportée de Cannes par Brigitte Leloire Kérackian qui a couvert l’événement pour Fantastikindia, est éclairante. Batra s’est immergé complètement dans le milieu de ces livreurs de repas qu’il a suivi quotidiennement et dont plusieurs jouent leur propre rôle. Il a aussi écouté leurs anecdotes. L’empathie qu’il éprouve à leur égard, comme envers ses personnages fictifs, est perceptible à l’écran. Communicative et sans aucune condescendance, elle ne contribue pas pour rien au plaisir ressenti tout au long de la projection.
The Lunchbox est tourné, en partie en décor réel, en partie en studio. Le début du récit est filmé nerveusement, caméra à l’épaule. L’image tremblée de la ville qui en résulte ne dure pas, mais nous installe définitivement dans l’intimité du Bombay des personnages que nous allons suivre pendant 1h ¾. Il y a des lieux collectifs, comme le bureau où évoluent Saajan et Shaikh, des espaces intimes, les maisons des trois protagonistes principaux, et il y a des trajets… Les parcours en train, notamment, sont déterminants à plusieurs reprises ; ils sont la clé des changements qui interviennent dans la psychologie des héros, de leur évolution. Les virées en deux roues servent plutôt de liens. Ici, par exemple, l’amitié déjà installée entre les deux héros masculins s’exprime entièrement dans leur regard convergeant sur le scooter décoré de Shaikh.
La photographie est ciselée. Froide et crue, la lumière évolue également et devient progressivement plus chaude au fur et à mesure de l’ouverture des personnages à la vie. On peut situer le metteur en scène dans la mouvance de ces jeunes et talentueux réalisateurs de Bombay qui utilisent la mégapole, à la fois comme décor et comme personnage. Bien que dans un genre plus léger, du moins en apparence, l’on pense parfois à Kiran Rao ou à Reema Kagti. Les films respectifs de ces deux réalisatrices, Dhobi Ghat et Talaash, usent pareillement de l’incroyable photogénie de la ville pour accompagner et développer les émotions. Et, sans avoir l’air d’y toucher The Lunchbox aborde des questions graves, comme l’organisation sociale et la solitude, la déshumanisation du travail, sa dureté pour les employés vieillissants, la position des femmes dans la société, etc.
Les acteurs sont merveilleux de justesse et de délicatesse, dans des registres différents et complémentaires. On peine à les départager. Irrfan Khan, comme à son habitude, est tout en retenue et passe subtilement de l’apparence d’un quasi vieillard, usé et désabusé, à celle d’un homme prêt à se battre pour une potentielle nouvelle existence. Nawazuddin Siddiqui confirme depuis 2012 son talent de film en film. Ici, il incarne un personnage lunaire, une sorte de Buster Keaton indien, qui se révèle de plus en plus complexe, au fur et à mesure de l’avancée de l’intrigue. Le duo formé par les deux acteurs masculins est un bijou de drôlerie, avant de devenir tout naturellement émouvant et profond. Ils se sont rencontrés pour la première fois dans un court métrage d’Amit Kumar, The Bypass en 2003 et ont, depuis, plusieurs fois joué ensemble. Nimrat Kaur dont c’est le troisième film, incarne avec grâce une femme décidée à se dégager de toutes les pesanteurs sociales qui l’enferment, pour tout simplement vivre ; de par la plasticité de son visage, elle interprète brillamment et finement une gamme très étendue de sentiments, la frustration, le désir, l’espoir, la détermination…
Parmi les seconds rôles, outre les dabbawallahs, essentiels, celui de la voisine invisible mais très présente qui conseille Ilah au début de sa relation épistolaire avec Saajan est à signaler. Sorte de voix de l’inconscient, celle des pulsions plutôt que du surmoi, elle a aussi une histoire à raconter. Et, plus les personnages deviennent autonomes et décidés à faire bouger les lignes, moins elle intervient, jusqu’à disparaître de la scène.
La musique est toujours présente en arrière fond et, discrète, elle accompagne et rythme les moments forts, comme on peut s’y attendre. La bande son inclut plusieurs extraits de musiques de films ou de séries, celles que choisissent et qu’écoutent Ilah et sa voisine tout en bavardant de fenêtre à fenêtre à travers la cour, celle aussi que se remet un jour à écouter Saajan sur un vieil appareil ayant appartenu à sa défunte femme.
En guise de conclusion, n’oublions pas que ce film, première co-production entre l’Inde, l’Allemagne et la France, parle du plaisir de manger et de partager. Chaleureux et humain, il est aussi roboratif que les plats préparés avec un soin et un amour grandissants par l’héroïne, et mangés avec tout autant d’appétit et de gourmandise par les deux héros masculins. Une œuvre nourrissante et euphorisante ! Vous en reprendrez bien un peu, n’est-ce pas ?