Madhabi Mukherjee
Fonction : actrice |
De son vrai nom : Madhuri Chakraborty |
Née le : 10 février 1942 (82 ans) |
à : Calcutta |
Nationalité : indienne |
Famille : Séparée de l’acteur Nirmal Kumar |
Films notables
Mahanagar |
Ressorti en copie restaurée à la 66e édition du Festival de Cannes, Charulata est une œuvre sublime. C’est un huis clos labyrinthique où l’exigence cinématographique inégalée de Satyajit Ray côtoie le raffinement sentimental de Rabindranath Tagore. Certes, la maîtrise et l’élégance de ce film reposent sur le génie du réalisateur bengali adaptant l’œuvre de Tagore, mais quand la caméra de Ray se pose délicatement sur Charu – magnifique Madhabi Mukherjee aux yeux noirs – c’est l’actrice, par son jeu, sa présence et sa beauté, qui représente, à elle seule, une véritable « déflagration de sensualité retenue »…
Madhabi Mukherjee, née Madhuri Chakraborty, a vu le jour dans le Bengale des années 1940. Cette terre d’émancipation intellectuelle, qui a donné naissance aux plus grands noms de la littérature et du cinéma indiens, était alors en pleine ébullition politique et indépendantiste. En ces années, l’Inde n’était pas épargnée par la Seconde Guerre mondiale et le Bengale payait un lourd tribut, frappé par la famine en 1943. Ce sont là autant de drames douloureux – des tourments de l’Histoire – que des années plus tard, et dans des films majeurs, l’actrice évoquerait à plusieurs reprises : la désespérance de la famine dans Baishey Shravana, les blessures de la Partition dans La Rivière Subarnarekha…
Avec la Partition, les parents de Madhabi s’installent à Calcutta. En tant que réfugiés du Bengale oriental leur situation est difficile, et ce d’autant plus qu’ils se séparent aussitôt arrivés dans celle qui fut la capitale du Raj britannique. Alors, très jeune – dès l’âge de huit ans ! – Madhabi rejoint une troupe de théâtre pour collaborer avec sa mère et sa sœur, Manjari, avec qui elle est restée.
Peu à peu, de pièce en pièce, l’enfant artiste commence à jouer dans les œuvres de metteurs en scène reconnus du Bengale. Talentueuse, on lui propose de faire du cinéma, elle hésite, puis accepte. Ses débuts sur le grand écran elle les fera dans Kankantala Light Railway (1950) du poète et romancier bengali Premendra Mitra, lui-même fils d’un employé des chemins de fer devenu une véritable institution littéraire. Quelques années plus tard, après une pause, elle joue dans Tonsul de Tapan Sinha, figure de proue du Parallel cinema [1] qu’elle retrouvera à plusieurs reprises dans sa longue carrière.
Si Madhabi Mukherjee restera dans les mémoires comme la muse de Satyajit Ray, elle obtint cependant son premier grand rôle avec un autre réalisateur de renom : Mrinal Sen. Celui-ci lui confiait en 1960 un rôle scintillant dans Baishey Shravana (The Wedding Day), film tragique qui traversa les frontières jusqu’au London Film Festival. Dans les contrées reculées du Bengale, la jeune Madhabi interprétait le rôle d’une gamine de 16 ans illuminant le quotidien terne de son mari, avant que la guerre, la famine et le désespoir ne les emportent [2].
Dès lors, remarquée par sa grâce et son jeu maîtrisé, Madhabi sera sollicitée par les plus grands metteurs en scène. Ainsi, en 1962 elle incarnait Sita dans l’œuvre maîtresse de Ritwik Ghatak : La rivière Subarnarekha [3], un chant lyrique, terriblement politique, inspiré par l’immense Rabindranath Tagore. Subarnarekha est une œuvre incomparable, incontrôlable, dédiée et consacrée à la Partition et aux réfugiés du Bengale oriental. Si Madhabi ne tient pas le premier rôle, elle est tout de même extraordinaire et saisissante dans ce film qui traite, avec tant de délicatesse et de justesse, de la douleur complexe du déracinement. Il faut voir la désolation de Sita pour comprendre toute l’étendue du talent de l’actrice, et sentir que derrière ces larmes il y a aussi du vécu. Il faut la voir également jeune et scintillante, car elle est un exemple de coquetterie, et sa beauté n’a d’égal que l’intensité émotionnelle de son interprétation.
Très demandée donc par les cinéastes bengalis, l’actrice récidivera avec Mrinal Sen – par ailleurs agitateur politique marxiste – dans Calcutta 71, une bobine influencée par l’esthétique militante et documentaire de Chris Marker. Alors que la guérilla naxalite enflamme le Bengale, Mrinal Sen réalise une charge contre la violence et la corruption, il veut trouver les sources de la violence, vaste entreprise. C’est à nouveau une histoire d’exploitation et de misère – une sorte de documentaire immersif au cœur l’agonie des habitants de Calcutta –, mais malgré cela Calcutta 71 sera un grand succès commercial, très applaudi par la critique. Décidément Madhabi Mukherjee ne travaille qu’avec les meilleurs.
En 1963, toute juste sortie de La rivière Subarnarekha, Madhabi Mukherjee fait une rencontre décisive. C’est le début de sa collaboration avec celui qu’elle appelle en toute occasion, pour manifester son admiration et son respect, Satyajit-babu. Le metteur en scène le plus connu du Bengale lui proposait alors le rôle d’Arati dans Mahanagar (La grande ville). Pour Madhabi c’est une révélation. De son propre aveu, c’est la première fois qu’elle est confrontée à un scénario entièrement centré sur un personnage féminin. Belle, intelligente et déterminée, le cinéaste en fait une héroïne idéale pour que le spectateur soit conquis.
Désormais, Madhabi ne serait plus un second rôle ou un simple faire-valoir. L’année suivante elle incarne ainsi l’idéaliste Charulata, tourmentée entre politique et poétique, entre deux amours. Le film éponyme obtient l’Ours d’argent au festival de Berlin de 1965, c’était le rôle de sa vie.
La trilogie qui signe la collaboration de Madhabi Mukherjee avec Satyajit Ray, entre 1963 et 1965, est clairement dédiée aux femmes, Mahanagar failli même, de peu, s’appeler « A Woman’s Place ». Pour le réalisateur il s’agissait de proposer des films dans lesquels ses personnages féminins – interprétés par Madhabi – négociaient leur identité en quête de leur propre voie… parcourant les avenues de la « grande ville » (Mahanagar) ou les couloirs labyrinthiques d’une maison patricienne (Charulata). Les femmes, chez Ray, doivent trouver leur propre moyen d’expression et dépasser le confinement domestique auquel sont vouées les Indiennes : trouver un emploi ou tomber amoureuse d’un autre homme que son mari, ce sont autant d’actes d’affirmation de soi que d’étincelles de révolte. Des œuvres féministes ? Peut-être pas, mais dans tous les cas ce sont des films éblouissants qui se conjuguent au féminin.
On a souvent spéculé sur une liaison que Madhabi aurait eu avec Satyajit Ray, mais ce serait oublier le lien fusionnel du réalisateur avec sa femme, Bijoya Das, son amour de toujours. Au contraire, c’est cette dernière qui corrigeait ses scénarios, et, sur le plateau de Charulata, c’est elle qui apprenait à chanter à Madhabi l’air inoubliable Fule Fule Dhole Dhole dans la scène de la balançoire, inspirée de Partie de Campagne de Jean Renoir. Alors que les spéculations sur leur supposée liaison sont stériles, c’est bien leur collaboration artistique qui a engendré trois monuments du cinéma bengali.
Après avoir travaillé avec Ray, et toujours sous les auspices de Tagore, Madhabi accepte la proposition de Purnendu Pattrea qui s’est lancé dans l’adaptation d’un des multiples récits du Prix Nobel 1913.
Streer Patra (The Letter From A Wife) est une œuvre aux tonalités féministes, et dont la prétention est de faire trembler une société profondément patriarcale. Madhabi interprète une poétesse, un penseur, et surtout une femme qui, s’exprimant avec ferveur et passion, ose tout remettre en cause. Debout, seule, sur un rivage, elle déclare qu’elle ne se laissera plus jamais enfermer dans une vie de préjugés… mariée alors qu’elle n’était qu’une enfant, elle défie une société qui promet aux petites filles humiliation et servitude. Tagore, Sen et Mukherjee avec The Letter From A Wife poussent à l’unisson un cri rauque contre les normes injustes de la société patriarcale hindoue.
Moins maîtrisé et raffiné que les films de Ray, Streer Patra rappelle néanmoins, par ses choix de montage et cadrage, le travail fait dans Charulata. Et le film est souvent occulté par cette comparaison. Cependant, Streer Patra est une œuvre qu’il faut voir et revoir, ne serait-ce que pour ses choix stylistiques étonnants, ainsi que par les émotions déconcertantes qu’elle dégage.
Moins transcendantes, les années 1970 et 1980 n’ont cependant pas été exemptes de films inoubliables pour Madhabi. Elle regrettera toutefois d’avoir trop tardé à accepter la proposition de Raj Kapoor pour jouer dans Mera Naam Joker ou, encore, d’avoir décliné le Parineeta de Pradeep Sarkar. Elle y aurait été sans doute radieuse.
À la fin des années 1970 dans Ganadevata (The People) l’actrice retrouve Soumitra Chateerjee, son partenaire de Charulata. Et alors qu’il s’agissait là d’un film au sujet en apparence difficile – les changements apportés par les britanniques dans l’économie rural du Bengale – la bobine remportait quand même le National Film Award for Best Popular Film Providing Wholesome Entertainment. Sublime retournement des situations.
Avec Ganadevata, Bancharamer Bagan (réalisé en 1980) fait partie de ces films que les réalisateurs du Bengale ont consacrés à l’épineuse question de propriété de la terre. Il ne fallait pas moins que Tapan Sinha, réalisateur phare du Parallel cinema, et Madhabi Mukherjee pour en faire une comédie satirique, ou plutôt un étrange conte de fées où un vieux paysan affronte et vainc le zamindar tyrannique.
Les années 1990 sont moins fournies. Madhabi délaisse un peu le cinéma pour revenir vers sa passion première : le théâtre. Elle s’engage même en politique, et milite pour la restauration du Star Theatre de Calcutta, un édifice érigé en 1883 et ravagé par le feu en 1991.
Son dernier grand rôle en date est celui de Bhagabati dans Utsab (The Festival), de Rituparno Ghosh. C’est une fresque familiale réaliste et intellectuelle, où l’actrice joue le rôle de la matriarche d’une fratrie de quatre enfants, réunis le temps de la Durga puja. Alors que les célébrations ont lieu, des secrets enterrés refont surface. Ce film plutôt concis, à l’image de tous les rôles qu’elle a jouée, est à la fois une célébration de la vie et une révérence à la complexité des relations humaines.
À travers la vie de Madhabi, c’est un peu l’histoire du Bengale, de son cinéma et de l’affirmation des femmes, qui nous sont racontés. L’occasion peut-être de lire son autobiographie publiée en 1995 : Ami Madhabi (Moi, Madhabi)… un livre écrit au singulier, mais qui sans doute, par la carrière monumentale de l’actrice, possède la force de l’universel.
[1] Il s’agit d’un « courant » cinématographique fortement marqué par le néoréalisme italien et par l’exigence de livrer un message sociopolitique. On pourrait classer dans ce courant Satyajit Ray, Mrinal Sen, Ritwik Ghatak, Tapan Sinha, etc.
[2] Le film évoque la famine du Bengale en 1943, conséquence du cyclone de 1942, mais surtout de la pression militaire japonaise contre les possessions coloniales britanniques et de l’inflation en temps de guerre.
[3] Mais le film n’est sorti en salles qu’en 1965.
2013 - Bakita Byaktigato de Pradipta Bhattacharyya
2000 - Utsab (The Festival) de Rituparno Ghosh
1983 - Chokh (Eyes) de Utpalendu Chakrabarty
1980 - Bancharamer Bagan de Tapan Sinha
1979 - Ganadevata de Tarun Majumdar
1973 - Aandhar Periye (Crossing the Darkness) de Tapan Sinha
1973 - Bon Palashir Padabali d’Uttam Kumar
1973 - Dibratrir Kabya de Bimal Bhowmik et Narayan Chakraborty.
1972 - Streer Patra de Purnendu Pattrea
1972 - Biraj Bou de Manu Sen
1971 - Calcutta 71 de Mrinal Sen
1965 - Kapurush (Le lâche) de Satyajit Ray, avec Soumitra Chatterjee
1965 - Ghoom Bhangar Gaan d’Utpal Dutt
1965 - Subarnarekha (La Rivière Subarnarekha) de Ritwik Ghatak
1964 - Charulata de Satyajit Ray, avec Soumitra Chatterjee
1963 - Mahanagar (La Grande ville) de Satyajit Ray
1960 - Baishey Shravana (The Wedding Day) de Mrinal Sen
1956 - Tonsil de Tapan Sinha
1950 - Kankantala Light Railway de Premendra Mitra