Les années 60 à Calcutta. Subrata Mazumdar (Anil Chatterjee), employé de banque, peine à subvenir aux besoins de sa famille. Sa femme, Arati (Madhabi Mukherjee), décide alors de travailler malgré la désapprobation de ses beaux-parents. Elle est embauchée comme démarcheuse pour une compagnie d’appareils ménagers. Mais peu à peu, sa nouvelle position sociale va entraîner un conflit avec sa vie de famille. Et Subrata, qui l’avait d’abord encouragée, a de plus en plus de mal à accepter la situation. Au moment où il lui demande de démissionner, la banque pour laquelle il travaille fait faillite et il se retrouve au chômage. Tandis que son mari tente de trouver un nouveau travail, Arati est le témoin d’une injustice qu’elle décide de dénoncer même si cela doit lui coûter son emploi.
Ce résumé peut laisser dubitatif quant à la signification du titre. Quels rapports existent-ils entre les efforts d’un couple pour subvenir aux besoins de sa famille et la grande ville, Calcutta ? Tout cela n’aurait-il pas pu avoir lieu à la campagne ? Sans doute, mais cela aurait donné un film bien différent. On ne peut pas dire que le film soit un portrait de Calcutta, comme, par exemple, Manhattan de Woody Allen est le portrait de New York. Pourtant la ville est omniprésente, grouillante dans les quartiers pauvres et désespérément vide dans les quartiers huppés. Même dans les séquences en intérieurs, la ville se rappelle à nous grâce à une fenêtre donnant sur la rue ou grâce au fond sonore.
Subrata dira même à sa femme que chez eux, ils n’ont pas besoin de radio tant le quartier est bruyant. Le film nous plonge très efficacement dans l’atmosphère urbaine des années 60, et Satyajit Ray nous livre un portrait très riche de la société indienne de cette époque.
Le portrait que Ray dresse de la société est relativement sombre. Arati et Subrata se battent contre les conditions économiques (la pauvreté, la difficulté de trouver un emploi et de le garder), les conditions sociales (le travail des femmes) mais aussi leurs propres préjugés (Subrata accepte mal le fait que sa femme travaille) tout en essayant de conserver leur humanité. Cette thématique d’une société en porte-à-faux avec l’humanité n’est pas nouvelle, on la retrouve par exemple dans Awaara et Shree 420 de Raj Kapoor.
Cependant, l’approche est très différente, peut-être à cause des dix ans qui séparent les films. Mahanagar est plus réaliste, ancré dans le quotidien. Les personnages y sont plus opaques, plus ambigus, à l’image de l’employeur d’Arati, qui, s’il accepte de l’aider à plusieurs reprises, traite le reste de ses employées avec un certain mépris, en particulier celle qu’il nomme "l’anglo-indienne". On ne trouve pas non plus chez Ray le lyrisme présent surtout dans les passages musicaux des films de Raj Kapoor. Ce souci de réalisme se retrouve aussi dans le style. Si Awaara ou Shree 420 sont des films qui jouent beaucoup sur un noir et blanc fortement contrasté, Mahanagar, lui, explore toute l’étendue de la palette des gris.
Le film n’est pourtant ni pessimiste ni ennuyeux car cette image assez noire de la société est contrebalancée par le portrait très tendre du couple formé par Arati et Subrata.
Mahanagar est aussi une belle histoire d’amour, l’histoire d’une affection discrète mais profonde.
Mais le plus grand atout du film reste la magnifique interprétation de Madhabi Mukherjee.
Elle y compose un personnage à la fois complexe et naturel, subtil mais dont l’évolution est pourtant limpide. Le fait de travailler, qu’elle n’avait envisagé au début que pour aider son mari, lui permet de découvrir un monde qui lui était inconnu et de laisser une autre facette de sa personnalité s’exprimer. Cette évolution est rendue concrète grâce à des détails, comme le rouge à lèvres ou les lunettes de soleil, donnés par une amie, symbole d’une certaine indépendance et autour desquels se cristallise le conflit entre elle et sa famille, mais aussi entre tradition et modernité. Mais l’interprétation de
Madhabi Mukherjee dépasse cette dichotomie tradition/modernité. Elle nous montre une femme parfois hésitante et mal à l’aise vis-à-vis de sa nouvelle position. Elle mentira, par exemple, à un ami rencontré dans la rue en lui disant que son mari est très riche et qu’elle ne travaille que pour passer le temps. Un mensonge qui a pour but de protéger son mari qui serait considéré comme un incapable entretenu par sa femme, mais un mensonge où transparaît aussi son plaisir de travailler. Grâce à ses défauts, Arati est un personnage très humain, très attachant dans lequel chacun peut se reconnaître. Et c’est pour cela que sa décision finale de dénoncer une injustice au prix peut-être de son travail est un belle leçon d’humanisme.
Mahanagar n’est pas le film le plus connu de Satyajit Ray, on parle beaucoup plus souvent de la trilogie d’Apu, de Devi ou encore des Joueurs d’échecs. Pourtant il n’a pas à pâlir de ces comparaisons, il est à la fois un très bon film et un tournant important dans la carrière du cinéaste. Premier film, d’une longue série, traitant de la grande ville, Mahanagar réussit le tour de force d’être à la fois un constat social riche et complexe et le portrait subtil et intime d’une femme essayant de concilier tradition et modernité, magnifiquement interprétée par Madhabi Murkherjee. Un film d’une grande modernité.