Prem Rog
Traduction : Maladie d'amour
Langue | Hindi |
Genres | Mélodrame / Romance, Films sociaux |
Dir. Photo | Radhu Karmarkar |
Acteurs | Rishi Kapoor, Shammi Kapoor, Bindu, Kulbhushan Kharbanda, Tanuja, Sushma Seth, Padmini Kolhapure, Raza Murad, Nanda |
Dir. Musical | Laxmikant-Pyarelal |
Paroliers | Santosh Anand, Narendra Sharma, Amir Qazalbash |
Chanteurs | Suresh Wadkar, Lata Mangeshkar, Anwar, Sudha Malhotra |
Producteur | Raj Kapoor |
Durée | 169 mn |
Raj Kapoor présentait ainsi son nouveau film à la presse en 1982 : « Nous les Indiens, sommes des hypocrites. D’un coté nous faisons l’éloge de la Femme, sa noblesse, sa grandeur, l’incarnation de la Maternité. Quand nous voulons montrer le plus grand respect à notre nation, nous l’appelons Bharat Mata (Mère Inde). Mais dans la vie réelle, nous infligeons toujours le pire traitement à nos femmes. Elles sont brûlées vives. Elles sont traitées comme des esclaves. Même les animaux de compagnie reçoivent un meilleur traitement dans beaucoup de maisons. Dans aucun autre pays, on entend parler d’autant de viols et d’épouses brûlées. La naissance d’une fille est considérée comme une malédiction dans nos familles. Pourquoi est-ce ainsi ? Pour moi, la féminité symbolise l’amour, l’affection et la chaleur. Les femmes méritent le respect et d’être mises sur un piédestal. Elles ont autant le droit au bonheur que n’importe quel homme. Mon film est un combat pour leur droit au bonheur. »
Prem Rog est donc une œuvre ouvertement militante. Mais c’est aussi une fresque grandiose et un mélodrame capable de tirer les larmes aux pierres. Seulement, du fait de sa progression narrative inhabituelle, décrire la série d’événements qui accablent les personnages principaux pourraient gâcher une grande partie du charme de la découverte de ce film aussi attachant que ses personnages. Si vous ne l’avez pas vu et que vous voulez garder le plaisir de la surprise, je ne saurais trop vous conseiller de vous précipiter chez votre vendeur de DVD (il semble qu’il existe une édition « plus ou moins officielle » avec des sous-titres en français) pour revenir ensuite à ce texte.
Manorama (Padmini Kolhapure) a 16 ans, 17 ans peut-être. Cette ravissante jeune femme est aussi pétillante qu’innocente et immature. C’est un papillon flamboyant, délicieusement capricieux et totalement insouciant. Elle est la fille de richissimes Thâkur (nobles) et vit avec toute sa famille et d’innombrables domestiques, au palais où règne le doux Bade Raja (Shammi Kapoor).
Deodhar (Rishi Kapoor) est le fils du modeste prêtre du village. Bade Raja lui avait payé ses études en ville et le jeune homme revient 8 ans après, accueilli par Manorama. Elle s’imagine amoureuse. Elle le taquine. Il fond. Mais Bade Raja avait d’autres plans pour celle qui est presque sa petite-fille. Il lui a trouvé un époux séduisant, délicat, noble et riche ; bref un véritable prince charmant. Le rêve inavoué de Deodhar s’effondre et il repart en ville le cœur brisé.
Quatre jours après le mariage, le mari se tue dans un accident de voiture et Manorama se retrouve veuve. L’atroce coutume s’impose à elle et sa descente aux enfers commence. Elle est reléguée au sein de sa propre famille, dans sa propre maison. Elle ne peut plus manger qu’une fois par jour, et uniquement un repas qu’elle aura elle-même préparé. Les chaussures lui sont interdites. Tout ornement est proscrit. Les femmes réunies dans une sorte conclave font venir le barbier pour la tondre. Bade Raja essaye de s’interposer pour éviter à sa petite-fille cette humiliation suprême. Il doit renoncer n’étant pas de taille à lutter contre la tradition, tout seigneur des lieux qu’il est…
Prem Rog est construit en deux parties distinctes pourtant intimement liées. Il commence comme une comédie romantique plaisante où les deux jeunes se courent après, puis bascule dans le drame à l’entracte lorsque le mari perd le contrôle de sa jeep. Dès le début, Raj Kapoor nous plonge dans la noblesse, son faste, ses traditions, et un ordre social subtil un peu difficile à appréhender pour un spectateur occidental. Il faut quelque temps pour réaliser que Chhoti Thakurain (Nanda) est la mère de Manorama et la femme de l’ignoble Chhote Thakur Virendra Singh (Kulbhushan Kharbanda). Ils vivent sous le toit de Bade Raja et de son épouse Badi Maa (Sushma Seth) plus comme des vassaux à la cour d’un roi que comme des membres d’une même famille. Au temps des jours heureux, Manorama n’hésitait pas à bousculer gentiment Bade Raja en l’appelant Bade Babu (Monsieur Bade). Plus tard, les femmes de la maison se cacheront derrière un rideau pour lui parler.
Bade Raja est un prince qui apprécie la jeunesse et se pique de modernité. C’est ainsi qu’il sait s’opposer aux traditions en sauvant une jeune veuve villageoise des griffes de son père dès le début du film. Se montrer grand et magnanime est plus facile lorsqu’il s’agit de ses modestes sujets, mais il en sera autrement quand la veuve sera celle qu’il considère comme sa propre petite-fille. Dans une société patriarcale où il est le maître absolu, c’est à lui que devraient revenir toutes les décisions. Il n’en est rien, car il doit se plier aux usages sans quoi il serait lui-même rejeté par ses pairs. Il n’y en a qu’un pour se lever, protester et se battre dans cet univers englué dans la tradition : Deodhar, un homme libre qui revient de la ville. C’est une manière pour les auteurs de nous dire que la modernité éclairée offre une porte de sortie honorable à ces comportements arriérés.
Manorama devenue veuve n’est pas simplement écartée. Elle n’est pas non plus traitée comme un objet. Son existence n’est pas niée et personne ne souhaite sa mort. Elle est « juste » la honte de sa famille, au point que l’idée de son remariage est devenue presque impensable. Elle est coupable, au point que le confort le plus élémentaire lui est refusé. Elle est punie sans être chassée. C’est une pestiférée qu’on garde à proximité comme pour se protéger du mauvais œil. Le spectateur occidental ébahi sera surpris de voir l’unanimité dans l’injustice qui lui est faite. Les hommes comme les femmes la méprisent. Sa propre mère accepte le sort de sa fille. Elle-même se résigne à la relégation perpétuelle.
Certaines dissertations savantes avancent que l’attitude de la société est une punition pour celle qui n’a pas su retenir l’âme de son mari défunt, assimilé à un dieu dans la tradition hindouiste. D’autres pensent que la veuve devient quasi-intouchable pour avoir causé la mort de son époux en ne parvenant pas à orienter le destin pour le bien de sa famille. Il a également été évoqué une analogie avec les accusations de sorcellerie où la veuve est assimilée à une sorte de sorcière qui porte malheur. Rien de tout cela ne concorde complètement avec la description qu’en fait Raj Kapoor. Au contraire, lorsqu’il invoque la raison ou la religion pour montrer l’ignominie du traitement subi par Manorama[1], tous conviennent qu’il est injuste et qu’elle n’est pour rien dans le malheur qui la frappe. Il n’y a pas de justification, mais cela ne change rien car c’est de cette façon que les veuves ont toujours été traitées. Prem Rog assène alors un message très fort en montrant que seule une tradition archaïque peut expliquer de tels comportements.
Si Raj Kapoor bouscule les conventions, il sait aussi ne pas aller trop loin. Les considérations religieuses qui pourraient fâcher sont ainsi soigneusement évitées et la féodalité, pourtant choquante, n’est pas ouvertement dénoncée. En ce qui concerne les femmes, la seule solution envisagée pour la veuve consiste à être « donnée en mariage », ce qui ne manquerait pas de faire bondir dans nos contrées. Dans un autre registre, si la punition pour un viol est la mort, on ne peut s’empêcher de noter qu’elle est appliquée pour laver le déshonneur qui a rejailli sur la famille et non pour venger la victime. Enfin, lorsque les balles fusent, il est difficile de ne pas remarquer qui se sacrifie ; comme s’il y avait des péchés à absoudre par un trépas héroïque…
Qu’on ne s’y trompe pas, nous sommes à Bollywood et Raj Kapoor n’a pas oublié de nous raconter avant tout une histoire. Le film comporte donc son lot de rebondissements, ses méchants patibulaires, son héros intrépide et même sa prostituée au grand cœur. Et puis l’action ne manque pas dans ce film aux allures de masala qui mélange romance, grands sentiments et bagarres dantesques, le tout sur un fond très sérieux. Sur le même thème, Baabul se finissait par un discours moralisateur dans des rivières de larmes. Prem Rog évite largement cet écueil en restant divertissant jusqu’au bout. Bien sûr, il appuie sur des ressorts parfois faciles, mais il nous emporte car un soin particulier a été apporté à tous les personnages, même les plus insignifiants. Raj Kapoor aime ses acteurs, et cela se sent.
Padmini Kolhapure qui était la jeune Roopa dans Satyam Shivam Sundaram porte littéralement Prem Rog sur les épaules en étant presque de tous les plans. Ses malheurs nous touchent d’autant plus qu’on s’attache très vite à sa fraîcheur et son espièglerie. Sa performance lui vaudra son second Filmfare Award à seulement 17 ans. Rishi Kapoor sait fort heureusement se mettre en retrait pour laisser la lumière à sa partenaire. Malgré son âge et son physique ordinaire, c’est un héros convaincant autant qu’un amant transi émouvant. Shammi Kapoor est quant à lui très surprenant. Il ressemble à s’y méprendre à son père Prithviraj trente ans plus tôt, en campant avec aplomb un patriarche à la fois fragile et très imposant. Les femmes jouées par Nanda, Tanuja et Bindu sont formidables. C’est le cas aussi dans un genre opposé pour les deux affreux interprétés par Kulbhushan Kharbanda et Raza Murad.
La réalisation est enlevée avec suffisamment d’extérieurs pour nous laisser respirer. Manorama nous prend par la main et nous rentrons dans son monde sans même nous en rendre compte. Des six chansons magnifiques qui ponctuent le film on retiendra l’étourdissante Yeh Galiyan Yeh Chaubara qui s’écoute en boucle, ou encore l’étonnante Bhanware Ne Khilaya Phool où Rishi imite un bourdon dans le refrain. En revanche, les effets spéciaux ridicules et la mise en scène très datée de Mohabbat Hai Kya Cheez gâchent un peu le plaisir d’entendre la voix enivrante de Lata Mangeshkar.
Prem Rog est l’avant-dernier film de Raj Kapoor. Ici encore, 34 ans après ses débuts, il met en avant les femmes qu’il aime tant pour dénoncer avec force les avanies dont elles sont l’objet. Le personnage principal est magnifiquement incarné par la jeune Padmini Kolhapure qu’il avait dirigée alors qu’elle était encore enfant. Il fallait un héros, ce sera son fils Rishi. L’autorité qui défaille un instant est interprétée par son frère Shammi qui ressemble étonnamment à son père Prithviraj. C’est à un film très personnel que Raj nous convie.
Mais il n’oublie pas de nous amuser, de nous faire trembler et pleurer dans ce qui est beaucoup plus qu’un divertissement extrêmement prenant. Une vraie réussite !
[1] Autrefois, des veuves s’immolaient sur le bûcher de leur époux dans le rituel du sati. Cette pratique barbare motivée principalement par des raisons religieuses, a été interdite par les anglais en 1829. Il y a cependant toujours aujourd’hui en Inde, de temps en temps, des résurgences de sati qui font l’objets de protestations de plus en plus virulentes. Prem Rog n’évoque pas ce sujet.