Bengale, XIXème siècle. Bengal Bhubaneswar Chowdhury (Jackie Shroff) est un homme riche et autoritaire. Il a deux obsessions : engendrer un héritier, et posséder une plus belle statue de la déesse Durga que son rival de la région voisine, pour la cérémonie de la Durga Puja.
Pour se faire, il décide de remplacer le visage de la déesse par celui de la Reine Victoria. Or, aucun sculpteur bengali ne veut la réaliser. Il recrute alors Brij Bhushan (Abishek Bachchan), un jeune artiste indien. Traumatisée par les assauts de son époux, Jashomati (Soha Ali Khan), la seconde femme de Chowdhury, se sent peu à peu attirée par le jeune sculpteur, pendant que la première épouse Bhubeneshwar (Roopali Ganguly) essaie de séduire à nouveau son mari pour qu’il lui fasse un enfant.
Dans cet univers clos où les femmes n’ont aucun pouvoir et sont enfermées dans leur quartier, la seule arme dont elles disposent est leur corps. Presque toutes les scènes se déroulent dans les chambres à coucher ; d’ailleurs le titre complet du film est « Antarmahal : Views of the Inner Chamber ». Et comme dans toute histoire de harem, le désir peut s’avérer fatal.
Le film tourne autour de la sensualité de trois femmes : les deux épouses et… une déesse qui même en étant d’argile ne laissera aucun homme de glace.
Bhubeneshwar, la première épouse est au crépuscule de sa beauté. Elle est éclipsée par une fille plus jeune parce qu’elle n’enfante pas. Femme mûre et expérimentée, elle sait utiliser ses charmes et s’en servira pour essayer de regagner les faveurs de son époux. Il est intéressant de remarquer que c’est encore une femme stérile qui ose l’adultère, comme dans Kank où Karan Johar n’a pas eu lui non plus le courage de passer outre le tabou de la mère infidèle.
Jashomati, la seconde épouse est une femme enfant. Elle a une peur maladive des chats, elle aime les poupées, et surtout ne se rend pas compte des conséquences du jeu de séduction entre elle et le sculpteur (entre Abhishek Bachchan et Soha Ali Khan, tout passe par le regard).
La dernière enfin est une déesse à la beauté intemporelle, capable d’être façonnée à l’image du désir de tout homme, que ce soit celui du jeune artiste qui va lui donner un visage… particulier, celui du peintre anglais qui réalise le portrait de Chowdhury et raconte l’histoire, ou celui de Chowdhury lui-même qui matérialise ainsi son désir de puissance. Elle est la seule qui soit accessible à ces hommes de culture et de niveau social différents.
Le réalisateur ne tombe pas dans le piège de la rivalité entre deux femmes et des jalousies éculées qui l’accompagnent, pour décrire les rapports entre Jashomati et Bhubeneshwar. Evidemment, une compétition logique existe entre elles. Mais s’installe aussi une relation mère/fille, ou sœur aîné/cadette, très touchante. Elles savent toutes les deux qu’elles ne sont que des instruments entre les mains de leur « maître ». Aucune des deux n’a un sort plus enviable que l’autre.
Rituparno Ghosh donne ainsi à leur destin une dimension plus forte et plus tragique. Il détourne aussi les figures imposées de la représentation féminine telle qu’on la voit à Bollywood. Il met en scène une femme qui ne peut être mère, l’amante qui n’est même pas encore une femme et une déesse très terrienne, charnelle et même plus sensuelle que ses homologues de chair et de sang ! Le réalisateur les dépouille de leur rôle quotidien pour les mettre en valeur en tant que femmes, tout simplement et avant tout.
Car c’est d’une dénonciation de la condition féminine à cette époque, transposable aujourd’hui, dont il est question. Les femmes sont ici prisonnières de l’autorité de tous les hommes : même ceux qui vivent en dehors de la maison (ici les prêtres) s’arrogeant le droit de leur dicter leur conduite jusque dans les moments les plus intimes.
Tout est sensualité, par opposition à la sexualité. Cette dernière est toujours illustrée de manière froide ou comique. Le cinéaste le montre dès la première scène lorsque Chowdhury couche avec Jashomati en parlant de choses et d’autres pendant l’acte. Ou encore lorsqu’un prêtre assiste le couple en récitant des prières pendant qu’ils font l’amour ! Mais surtout : la sensualité s’accompagne toujours d’effets, crée le fantasme et engendre le drame. Alors que la sexualité, elle, n’apporte aucun plaisir et surtout… reste stérile.
Pour illustrer son propos, Rituparno Ghosh peut compter sur des acteurs en grande forme : Jackie Shroff est génialissime. Dans Antarmahal, il impressionne. Tantôt arrogant envers Bachchan, tantôt charmeur avec sa femme pour obtenir ce qu’il souhaite, désespéré… il incarne parfaitement son personnage. Même chose pour Roopali Ganguly qui délivre une solide interprétation.
Dans Rang De Basanti et Ahista Ahista, Soha Ali Khan a démontré qu’elle était une bonne actrice. Ici elle joue bien, et même si son aînée lui vole la vedette, elle est très convaincante en femme enfant. Quant à Abhishek Bachchan, celui qu’on attend toutes, il n’apparaît qu’au bout d’un bon quart d’heure et fait l’effet d’une guest appearance (on dirait d’ailleurs qu’il a été « guest » dans la moitié des films à Bollywood l’an passé). Il joue de mieux en mieux au fur et à mesure du film, mais au début son imitation de l’animal apeuré pour jouer le modeste sculpteur, laisse sceptique.
Pour évoquer quelques points négatifs, on peut dire que l’ambiance est lourde (pas de chanson en Suisse pour apporter un bol d’air frais) et que le film reste assez lent. Les interventions du peintre anglais (le narrateur) sont lapidaires et sous-exploitées. S’il avait parlé davantage, cela aurait renforcé son statut de témoin. Or il n’intervient que sur ce qui se passe hors des chambres… De ce fait il ignore l’essentiel et n’apporte aucun point de vue.
Ses réflexions sur « comment sera perçue la sculpture en Angleterre » sont tout de même bienvenues. Qui d’autre que lui aurait pu le dire… néanmoins le réalisateur ne nous convainc pas totalement de son utilité.
Antarmahal est injustement passé inaperçu, condamné sans doute par son format non conventionnel (sans chanson), son contexte (un film d’époque) et surtout une réputation sulfureuse. Rituparno Ghosh, s’est en effet vu reprocher d’avoir réalisé une œuvre pornographique, alors que rien n’est plus éloigné de la réalité. Tout comme un autre bon film, Omkara, il a été dédaigné pour de fausses raisons. Pourtant, il est vraiment intéressant, plus exigeant qu’un « Bollywood » classique : un film à découvrir !