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Interview de Waheeda Rehman

Publié jeudi 10 mai 2018
Dernière modification jeudi 10 mai 2018
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Par Brigitte Leloire Kérackian

Rubrique Entretiens
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Lorsque Waheeda Rehman, la splendide Gulabo du film Pyaasa apparaît à l’écran, elle incarne LA perle du cinéma indien. Pyaasa, "l’assoiffé", du réalisateur Guru Dutt dans lequel il joue le rôle principal de Vijay, m’avait profondément marqué par sa poésie et sa profondeur. Waheeda Rehman interprète une féminité sensuelle et spontanée grâce à la suprême douceur de son regard, un ovale de visage parfait et une présence scénique toute en délicatesse. La quintessence de l’actrice ingénue du cinéma indien est révélée en Waheeda Rehman ! Sa riche filmographie l’a conduite à explorer de nombreux rôles aux côtés des plus grandes stars de l’époque comme Dev Anand, Dilip Kumar, Ashok Kumarn , Raj Kapoor, et Amitabh Bachchan et sous la direction de célèbres réalisateurs. Elle fut la muse d’un des plus grands cinéastes de son temps, Guru Dutt. (Un très beau coffret de 2 longs métrages a été édité par Carlotta Films en 2012)

Née dans une famille musulmane à Chengalpattu, au Tamil Nadu, sa mère lui enseigne l’ourdou. Elle est initiée très tôt à la danse traditionnelle Bharatnatyam à Chennai avec ses sœurs, chose rare dans les familles musulmanes de l’époque. Orpheline de père, elle danse sur scène avec sa sœur et est ainsi repérée pour jouer dans quelques films du sud de l’Inde. Sa collaboration avec Guru Dutt lancera sa carrière à Bollywood et en fait une icône d’un cinéma moderne et intemporel. Parmi ses succès les plus marquants : CID, Pyaasa, Sahib bibi aur gulam , Kagaaz Ke Phool, Khabie Khabie. Notre entretien se déroule dans son pavillon confortable de Bandra, quartier chic de Bombay. Gracieuse et ouverte, elle se livre avec sincérité à mes questions.


BLK : Commençons par le commencement, si vous le voulez bien, c’est -à- dire le tout début de votre carrière. J’avais cru que c’est Guru Dutt qui vous avait fait débuter dans le cinéma à Bollywood mais, je me suis trompée ! Vous aviez déjà joué dans des films télougou.
WR : Effectivement, j’avais d’abord joué dans des films du Sud de l’Inde, à Chennai. Ensuite je suis venue à Bombay. Ma langue maternelle est l’ourdou. Mon père était un responsable de l’administration et il avait compris que j’aimais la musique et la danse. A cette époque, dans le Sud de l’Inde, dans une famille musulmane, il était rare d’apprendre ce genre de choses. Mais mon père avait l’habitude de dire que l’art était l’Art. J’avais de l’asthme quand j’étais jeune et il m’a laissé choisir la danse. De son vivant, j’avais pu faire des apparitions sur scène. J’avais 13 ans quand il est décédé.
Comme nous avions perdu notre père, notre mère voulait que mes 3 soeurs et moi nous marrions afin de nous installer dans la vie. Cependant, j’ai insisté pour travailler.

BLK : Dans les familles traditionnelles, le cinéma n’avait pas bonne presse, pourtant votre mère était suffisamment ouverte pour vous permettre de tenter votre chance, n’est ce pas ?
WR : Mon père disait qu’aucune profession n’était mauvaise mais la manière dont vous vous comportiez était primordiale. Je me suis toujours souvenue de ce principe. J’aimais beaucoup les films déjà à ce moment là comme Dastan (1950) avec Raj Kapoor, Veena et Suraiya et le film américain Autant en emporte le vent (1939)

Le style de jeu des films du Sud dans les années 50 était grandiloquent, ce que je n’appréciais pas. Je préférais le cinéma hindi pour les interprétations plus nuancées, et je parlais aussi ourdou. Bien entendu, je maîtrisais les langues tamoul et telugu mais ils préféraient me doubler. Il me semblait que je serais plus à l’aise avec le cinéma hindi.
Je crois fermement en la destinée car je voulais travailler mais je n’ai pas eu besoin d’aller voir les studios pour proposer mes services : ils sont venus à moi.

Après l’indépendance, le premier Vice Roi des Indes faisait le tour du pays. Pour les événements culturels honorant sa visite, l’organisateur n’avait pas les moyens de recruter des acteurs et il devait trouver des artistes locaux. On a dit à mon père : "Comme vos filles dansent, elles pourraient exécuter un numéro pour cette réception. " Il n’a pas accepté tout de suite en argumentant que nous n’étions pas de très bonnes danseuses. J’avais à peine 13 ans, cependant ils ont dit que ce n’était pas grave et ils ont trouvé une chanteuse locale et un musicien pour le spectacle. Le jour suivant notre apparition, notre photo avec ma soeur et le Vice Roi a été publiée et c’est ainsi que j’ai reçu des propositions de Chennai. Les responsables de casting étaient toujours a la recherche de nouveaux visages pour le cinéma. Mon père a d’abord décliné toutes les offres à cause de mon jeune âge. Il voulait que je termine mes études et attendre que je mûrisse. Ma mère souhaitait me voir mariée comme mes soeurs mais j’ai opposé un refus en demandant à travailler et arguant que je me marierai plus tard.

Ensuite, j’ai dansé dans mon premier film telugu . Il se trouve que c’était un succès énorme car il a été distribué pendant 25 semaines. Cela m’a permis d’aller en Andra Pradesh, Hyderabad, où Guru Dutt se trouvait.
On lui parle du succès du film qui crée des rassemblements impressionnants. On lui vante le fait que ma danse avait un grand retentissement populaire. Quand il entend mon nom de Waheeda Rehman, il parait qu’il a demandé si j’étais musulmane. Comme il recherchait de nouveaux visages, son distributeur a contacté le producteur de mon film pour organiser un rendez-vous. Il n’avait pas vu mon film, ni ma photo, ni mon numéro de danse mais il a souhaité me rencontrer à cause de ce succès populaire dans la région. A cette époque, il n’y avait pas de magazine de cinéma ni de revue spécialisée. Je n’avais jamais entendu parlé de Guru Dutt. C’est bien ma destinée !
Lors de notre rencontre nous avons parlé hindi. Ma mère l’a trouvé peu bavard et on a ensuite oublié ce rendez-vous.
4 mois plus tard, nous étions à Hyderabad, une personne vient nous voir au nom de Guru Dutt.
On s’est remémoré notre entrevue à Hyderabad mais il n’y avait pas eu de suite. Il voulait qu’on se rende à Bombay et cela m’avait remplie d’excitation. Des amies et moi, nous avons demandé à ma mère d’y aller. Après quelque temps, Guru Dutt avait envoyé un contrat car il voulait que je travaille pour lui.

Ma mère n’était pas rassurée car nous ne connaissions personne à Bombay. Par ailleurs, nous n’avions aucune idée de sa notoriété.

Il a proposé que je change mon nom qu’il trouvait trop long mais j’ai refusé. La tendance à Bollywood poussait à modifier son nom pour un pseudonyme comme l’ont fait Dilip Kumar, Madhubala, Mina Kumari, Nargis !
Comme j’étais une nouvelle venue, je n’étais pas en position de négocier mais j’ai quand même spécifié une clause : si je n’aimais pas les costumes, je ne serai pas obligée de les porter. A cette époque, j’étais très timide. Par exemple, pour moi il n’était pas question qu’on me fasse porter un bikini. Etant très jeune, je ne me sentais pas capable d’apparaitre dans un tel accoutrement.

C’est alors que Guru Dutt m’a répondu : "Avez-vous vu mes films ?"
et j’ai dit : " Non ! Je n’ai jamais entendu votre nom dans le Sud de l’Inde ! " Il a mentionné que son film Mr and Mrs 55 ( NDLR : avec Madhubala et Guru Dutt) jouait dans une salle et m’a demandé de le visionner, puis de venir le voir.
Quand on s’est revu, il m’a dit : "Avez-vous aimé le film ?
 oui ! ai-je répondu.
 Avez-vous trouvé quoi que ce soit de vulgaire ou humiliant ?
 Non ! ai-je dit.
 Alors ?
 Malgré tout, je maintiens ma demande . " Ai-je répondu.
Ma mère devait signer le contrat pour moi car je n’avais que 18 ans. Il n’était pas très content de mon affirmation mais j’ai tenu bon sinon je préférais repartir chez moi. Cette attitude les a impressionné et finalement, ils ont cédé sur ce point.

BLK : Quel fut le tout premier film ? Votre contrat vous engageait à jouer dans combien de films ? Aviez-vous le droit de choisir les scénarios ?
WR : CID a été dirigé par Raj Khosla et produit par Guru Dutt ; avec Dev Anand dans le rôle masculin. Mon contrat m’engageait pour 3 ans. Au bout d’un an, je pouvais demander à jouer ailleurs mais seulement s’il me l’autorisait. Il fallait au préalable lui donner les dates de tournage, ce qui était équitable.
CID a été un énorme succès, Pyaasa aussi ! Je n’avais pas eu vraiment le choix pour ces films car j’étais engagée.

BLK : Dans Pyaasa, vous jouez une prostituée. N’avez -vous pas été choquée ?
WR : Si je vous raconte le détail, vous allez rire. A présent, avec le recul, on peut penser que j’étais crédule. A cette époque, dans les familles conservatrices, les filles étaient tenues dans l’ignorance de tant de choses. J’étais si jeune et inexpérimentée. (Sourires !)

Je suis sur le plateau et on m’explique que mon personnage est une femme qui fait le trottoir. Je ne comprends rien. Je me dit : une femme qui marche sur le trottoir ?!!! (NDLR : street walker en anglais)
Aucun scénario n’avait été écrit au préalable. Il y avait une narration orale seulement en préparation du projet. Les dialogues étaient écrit directement sur le plateau en même temps que le tournage. Pendant que vous étiez dans votre salle de maquillage, on vous tendait quelques lignes à réciter.

Les longs métrages comprenant un scénario écrit et partagé en avance sont très récents ! C’est en usage depuis une dizaine d’années. Rien de tout cela n’était formellement organisé dans les tournages habituels.
A présent, un acteur joue un seul film à la fois. Vous n’aviez jamais ce type d’organisation dans le passé.
A l’inverse, Guide était un film où les dialogues et le script étaient préparés car il a été tourné en plusieurs langues dont l’anglais. De la même manière, Satyajit Ray était un réalisateur très artistique et donc il anticipait beaucoup toutes les scènes à tourner. Ce sont des exceptions !

BLK : Pour Pyaasa, lorsque vous avez découvert votre personnage à l’écran, avec votre mère vraisemblablement, comment avez- vous réagi ?
WR : Lors du tournage, il fallait m’annoncer que le personnage était une fille qui faisait le trottoir. Guru Dutt était très embarrassé. Il demanda à ma mère de m’expliquer pendant qu’il s’absentait un moment. Elle aussi se sentait très mal à l’aise pour donner des détails sur une prostituée ! On me dit : "La femme qui arpente les rues ?? et bien, elle marche ! voilà tout ! Tu exécuteras ce que ton réalisateur te demande." C’était aussi simple que cela !
C’est juste incroyable que cette prise ait été aussi bonne alors que j’en savais si peu au fond ! Guru Dutt était une personne toujours très calme, réfléchissant beaucoup. Il m’interpellait et je me retournais juste naturellement alors que la caméra faisait une prise. Il comprenait profondément les choses et savait comment faire jouer une novice.
Simultanément, je tournais Pyaasa, et je ne comprenais pas pourquoi, par exemple, il fallait que je reste sans bouger. On me disait qu’il devait changer le type de lentille sur la caméra. C’était incompréhensible pour moi mais Guru Dutt me disait : "Si tu sors du cadre, je te le dirai ! "
Quand Raj Khosla (CID) me dirigeait, il me faisait prendre conscience de ce qui se passait autour de mon personnage, dans la scène, il me montrait comment je devais marcher, ou tourner la tête, ou rester immobile.

BLK : Quel est votre meilleur souvenir avec Guru Dutt ?
WR : Le plus impressionnant était sa manière de traiter une novice comme moi grâce à sa grande sensibilité. Il y a un moment où mon personnage devait hurler, mais je ne savais pas comment faire. Il m’interpelle :" Pourquoi ne peux- tu pas crier ? " et je répond :"Je n’y arrive pas !"
Il me répond : "Ne t’inquiètes pas ! Puisque c’est cela, tu froisses la feuille de papier et je suis ton geste ! A l’image, on comprendra."
Il s’est adapté à ma personnalité. Alors que Raj Khosla n’avait pas cette qualité !
Dans Pyaasa, par exemple, je marche puis, je dois me retourner et sourire dans une attitude de séduction. C’est alors qu’il se met à marcher et mime la scène. Il a un regard de bas en haut et c’est ainsi que j’ai suivi à la lettre ses mouvements et ceux du visage. En tant que danseuse, j’avais appris les expressions faciales. Il m’a donné les détails et j’ai suivi ses instructions en toute confiance sans me rendre vraiment compte de ce que j’étais en train de faire.

BLK : Au fil de votre carrière, pourquoi avez- vous choisi des rôles de femmes fortes ?
WR :En Inde, on a l’habitude de voir toujours les mêmes histoires avec des trames très similaires. C’est tellement ennuyeux ! Les propositions plus audacieuses m’attiraient beaucoup plus.
Satyajit Ray était très précis et très clair ! Si vous faisiez une tentative un peu différente avant qu’il dise "cut !" (Coupez !) et que vous proposiez une autre prise avec une idée nouvelle, il répondait qu’il était un petit réalisateur et n’avait pas les moyens de multiplier les prises à cause de ses délais et son budget limité. J’ai tourné Abhijan avec lui à Calcutta mais il n’a pas eu un très grand succès , cependant il était déjà très célèbre.

BLK : Si vous vouliez faire un bilan de votre carrière, comment la qualifieriez vous ?
WR : J’ai eu une vie bien remplie avec une vie familiale, mes enfants et mes petits-enfants . Je n’ai pas eu une avidité de carrière et de représentation où il faut toujours faire plus et signer plus de projets.
Ces dernières années, j’ai pu participer à des films de la nouvelle vague comme Rang de Basanti avec Anup et Rakesh Omprakash Mehra. Cela m’a vraiment rempli de joie.
J’ai aussi refusé quelques films comme Andaz ( de Ramesh Sippy) avec Shami Kapoor qui a très bien marché.
De nos jours, le succès d’un film est au cœur des choix des producteurs mais, à l’époque, on se préoccupait aussi beaucoup du contenu de l’histoire. Par exemple le film Kamoshi nous a rempli de satisfaction car sur le plan artistique, nous avons accompli un long métrage qui sortait de l’ordinaire.

BLK : Vous allez jouer dans un film avec Kamal Hasaan ?
WR : Un rôle dans Vishwaroopam m’a été proposé. Ils ont été si enthousiastes de me voir dans ce film que j’ai été convaincue .

BLK : Que pensez vous de cette nouvelle tendance à Bollywood où des films orientés sur les femmes sont en train de sortir ?
WR : C’est très sain et vraiment captivant . Des films comme The lunchbox qui a eu un grand succès marquent de nouvelles orientations, très encourageantes ! Grâce au fait que la population est plus éduquée, des films différents trouvent leur public et les tendances évoluent dans le bon sens.
A mon époque, les stars masculines ne voulaient jouer aucun rôle négatif ! Regardez Ranveer Singh et son personnage dans Padmaavat : il joue le méchant superbement et la photographie est exceptionnelle !


Tous mes remerciements à Bijaya Jena pour son aide et son soutien dans l’organisation de cette rencontre.

Interview de Brigitte Leloire Kérackian , traduit de l’anglais, Bombay janvier 2018.

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