Item-girls : la préhistoire
Publié vendredi 28 août 2015
Dernière modification dimanche 18 septembre 2016
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À quelques rares exceptions près, tous les films indiens comportent des chants et des danses. Leur nombre a beaucoup varié selon les époques mais il n’est pas rare, aujourd’hui encore, d’entendre dans chaque film sept ou huit chansons dont trois ou quatre sont chorégraphiées.
Très souvent, un de ces passages musicaux dansés est mis en valeur. Il est interprétée par une artiste — fort jolie — qui peut ne pas faire partie de la distribution. D’ailleurs, cette chanson n’est en général pas liée à l’histoire. Il s’agit simplement d’un intermède musical plaisant. Comme le public est en grande partie composé d’hommes, les auteurs n’hésitent pas à bousculer les conventions, sans pour autant aller au delà de ce que la morale réprouve. On appelle ce numéro un item-number et la danseuse une item-girl.
Une des particularité des item-numbers est qu’ils ne se contentent en général pas de représenter la danseuse. Il montrent aussi à l’écran des spectateurs qui font part de leur contentement devant sa performance, comme si le film voulait entraîner le public de la salle de cinéma au plus près de l’action.
La petite série d’articles qui commence avec celui-ci présente quelques-unes des item-girls qui ont fait un siècle de cinéma hindi.
Depuis la nuit de temps, le théâtre indien contient des passages chantés et dansés. Mais la danse indienne ne s’est pas limitée à la scène. Au milieu du 19e siècle, elle était aussi incarnée par les bayadères (devdasi) attachées aux temples. Elles dansaient et chantaient la gloire de Dieu lors des manifestations religieuses, mais elles pouvaient aussi se produire à la cour des rois pour apporter la bénédiction divine. Essentiellement présentes dans le sud de l’Inde, les bayadères dansaient une forme ancienne de bharata natyam et d’odissi.
Sayajirao III, le maharaja de Baroda, était féru d’arts et entretenait nombre de musiciens et de danseuses. Les actualités Pathé ont filmé en 1926 [1] les célébrations du cinquantenaire de son règne et ont par chance pu imprimer sur pellicule des danses typiques pratiquées à sa cour. C’est une occasion presque unique d’apercevoir le bharata natyam tel qu’il était dansé au début du 20e siècle par les bayadères.
Dans un genre très différent, il y avait également les tawaif, ces grandes courtisanes du nord de l’Inde qui divertissaient les princes dans leurs somptueux khota. Versées dans les arts et l’étiquette, elles étaient l’équivalent indien des geisha japonaises. Chandramukhi dans le Devdas de Sanjay Leela Bhansali est une de ces tawaif flamboyantes qui ont porté le kathak au rang d’un art majeur. Il n’existe malheureusement pas de film d’archive présentant des tawaif. Elles étaient très secrètes et se réservaient à leur commanditaires. Elles ont en revanche enregistré des disques dès le début des années 20. C’est ainsi que nous ne les connaissons précisément que par l’intermédiaire de leur musique.
Et puis il y avait les les nautch girls. Il s’agissait de danseuses professionnelles, accompagnées d’une petite troupe de musiciens, souvent des hommes. Elles se produisaient dans tout le pays et à toutes les occasions comme les mariages, les fêtes religieuses, les foires, ou simplement sur commande d’un riche ou noble spectateur. Elles pratiquaient le kathak, le dasi attam et les danses populaires. Leurs performances étaient beaucoup moins sophistiquées que celles des bayadères et des tawaif. Cela n’empêchait néanmoins pas leur succès auprès de toutes les couches de la population.
Par une chance inouïe, les actualités British Movietone ont filmé en février 1931 la prestation d’une nautch girl devant de riches spectateurs. Même si la qualité technique de l’enregistrement est très mauvaise, il s’agit d’une opportunité exceptionnelle de voir et d’entendre une de ces danseuses.
Comme toujours, l’Inde est beaucoup plus compliquée que cette courte classification pourrait le laisser penser. Les princes ont contribué à brouiller les pistes en entretenant parfois des groupes importants de nautch-girls sans qu’il s’agisse pour autant de courtisanes. Dans le sud, ils arrivait qu’ils s’attachent à demeure les services de nombreuses bayadères qui n’avaient plus que de lointaines relations avec les temples. Le spectateur attentif pourra aussi remarquer qu’un monde sépare la Chandramukhi de Sanjay Leela Bhansali de celle de Bimal Roy dans son Devdas présenté en 1955. La première est une tawaif, la seconde une kanjari, une courtisane d’une classe inférieure dont le khota est un simple appartement. Quand à celle d’Anurag Kashyap dans Dev D, il s’agit d’une randi, une prostituée.
Après la rébellion de 1857 et plus encore dans le dernier quart du 19e siècle sous l’influence du puritanisme victorien, les danseuses se sont vues ostracisées. Elles ont été collectivement assimilées à des prostituées et leur art à un moyen d’attirer le client. Au tournant du 20e siècle, les tawaif ont presque disparu, et avec elle une tradition séculaire de danse et de chants. Les bayadères ont été interdites en 1934 pendant la colonisation britannique, puis définitivement en 1988 dans l’Inde indépendante. Nautch-girl est devenu un mot si péjoratif qu’elles n’appartiennent plus maintenant qu’à un passé révolu. Heureusement, les avancées techniques telles que l’enregistrement sonore puis les films, ainsi que la passion et le talent de quelques-uns ont permis non seulement de sauvegarder une partie de leur art, mais aussi de revitaliser la danse et le chant.
Le cinéma indien est à destination du plus grand nombre. Les danses qu’il représente sont donc naturellement inspirées d’un art populaire. C’est ainsi que Bollywood nous donne à voir des nautch-girls modernes qui puisent dans un patrimoine d’une très grande richesse.
Le cinéma indien est né muet en 1913. Les premiers films ne contiennent donc ni chants ni danses. Ils traitent en ces débuts principalement des sujets religieux, mythologiques ou historiques qui se prêtent mal aux exubérances dansées. Rapidement, les projections sont accompagnées d’un petit orchestre qui improvise et les sujets se diversifient. C’est ainsi que quelques courts passages dansés pourront être présentés et que par exemple la grande Soluchona, de son vrai nom Ruby Myers, enflamme les salles dans Madhuri en 1928.
Dans les années 1920, un réalisateur allemand tombé amoureux de l’Inde, Franz Osten, incorpore dans un souci naturaliste de très courts passages avec de véritables nautch-girls. Les voici :
À la fin de l’ère du muet, une toute jeune actrice arrive comme un coup de canon sur les écrans indiens : Lalita Pawar. Elle n’a que 15 ans et se fait encore appeler Amboo lorsqu’elle est l’héroïne de Diler Jigar, un film écrit et réalisé par son mari G. P. Pawar. Dès le début, elle joue les séductrices et affole les spectateurs. Malheureusement, elle sera gravement blessée à l’œil pendant un tournage en 1942 ce qui lui interdira dès lors les personnages de « vamp ». Son immense carrière qui ne s’achèvera qu’en 1987 est essentiellement constituée de « méchantes ». Mais en 1931, elle est Saranga, une gitane petite amie du musclé Hameer (Hameer). Elle danse dans une petite troupe d’artistes ambulants. Se faisant, elle séduit le prince local qui se croit dès lors tout permis…
Ce court numéro a tout d’un item-number auquel il manquerait le son. Lalita Pawar danse en public et les spectateurs montrent leur appréciation. La technique cinématographique est cependant encore extrêmement rudimentaire avec une caméra qui n’occupe que trois positions. La qualité de l’image est désastreuse en partie à cause de l’éclairage naturel si difficile à apprivoiser à cette époque. L’absence de musique se fait aussi cruellement sentir et nous ne pouvons qu’imaginer ce que jouaient les musiciens dans la salle pendant la projection…
Le parlant arrive enfin en 1931, et avec lui la possibilité de faire entendre de la musique. Le premier talkie, Alam Ara, contenait sept chansons mais comme le film lui-même, il n’en reste presque rien car les copies ont été perdues. Le plus ancien film sonore indien qui ait été préservé est Ayodhyecha Raja de V. Shantaram, sorti en salles en février 1932. La technique est encore rudimentaire dans ce premier film parlant en langue marathi. La prise de son est directe et le studio est mal insonorisé. Les acteurs donnent donc l’impression de crier leur texte sans pouvoir bouger pour ne pas s’éloigner du micro. Les chansons prises sur le vif sont chantées par les acteurs eux-mêmes.
V.Shantaram ne résiste pourtant pas à la tentation d’introduire son film par une chanson dansée sans grand rapport avec une histoire tirée d’un épisode du Râmâyana. Le nom de cette toute première item-girl de l’histoire s’est perdu mais nous pouvons toujours admirer sa performance. La voici :
Il faut cependant reconnaître que Aase Madhuri Amrita Pani est si soporifique aux yeux et aux oreilles profanes que son seul intérêt est principalement historique. Heureusement, la technologie progresse très rapidement. Dès 1935 le playback fait son apparition ouvrant la possibilité de faire des montages sophistiqués qui donnent du mouvement aux passages dansés. Il n’est plus nécessairement demandé aux danseuses de chanter, ce qui permet l’émergence de nouveaux talents. La musique n’est pas en reste car elle peut dès lors être enregistrée et arrangée convenablement. Les sujets traités sont également beaucoup plus variés avec l’apparition de films légers. Tout est donc en place pour que nous soit donné le plaisir de voir et entendre des morceaux bien plus agréables.
Voici pour illustrer ces progrès un délicieux passage dansé tiré d’Alibaba un film bengali de 1937, sorti donc seulement cinq ans après Ayodhyecha Raja. Marjina (Sadhona Bose) vient avec quelques amies joliment réveiller Ali Baba (Bibhuti Ganguly) :