Mahal
Traduction : Le manoir
Langue | Hindi |
Genres | Drame, Film fantastique |
Dir. Photo | Josef Wirsching |
Acteurs | Madhubala, Ashok Kumar, Vijayalaxmi, Kanu Roy |
Dir. Musical | Khemchand Prakash |
Parolier | Nakhshab Jaaravchi |
Chanteurs | Lata Mangeshkar, Rajkumari, Zohrabai Ambalawali |
Producteurs | Ashok Kumar, Savak Vacha |
Durée | 142 mn |
Hari Shankar (Ashok Kumar) s’avance par une nuit de tempête vers le manoir qu’il vient d’acheter aux enchères publiques. C’est une grande et sombre bâtisse située en bordure de la rivière Jamuna, non loin d’Allahabad. Krisha, le vieux jardinier qui garde seul la maison l’accueille et lui raconte l’histoire de sa nouvelle propriété.
Un homme l’a fait construire il y a 40 ans pour y installer une très belle femme qui se nommait Kamini. Tous les soirs à minuit, qu’il vente ou qu’il pleuve, il arrivait par la rivière et repartait au lever du jour. Mais une nuit, les cieux déchaînés ont fait chavirer son bateau. Juste avant de disparaître entraîné par un tourbillon, il a eu le temps de crier à Kamini qui l’attendait sur la berge : « Ne te désole pas. Notre amour ne s’éteindra jamais, je reviendrai ! ». Désespérée, Kamini l’a longtemps cherché le long de la rivière. Un jour, elle est tombée à son tour dans la Jamuna et s’est noyée. Depuis, la maison est vide.
Shankar envoie Krisha à la ville voisine chercher son ami Shivnath (Kanu Roy). Il se retrouve seul dans l’immense demeure désertée. Un coup de vent plus violent que les autres fait tomber au sol un tableau. Shankar n’en croit pas ses yeux : l’homme représenté, c’est lui ! Comment est-ce possible ? Serait-il la réincarnation du mystérieux amour de Kamini ? Une voix alors se fait entendre dans le jardin. Shankar sort et aperçoit une jeune femme (Madhubala) qui chante. Il s’approche, elle s’enfuit…
Lorsqu’il sort sur les écrans de Bombay en octobre 1949, Mahal déconcerte. C’est alors un film d’un genre nouveau, inconnu en Inde. Pour commencer, il est conçu pour faire peur. À l’époque, il est même qualifié de « film d’horreur ». Le ressort de base est le mystère induit par la réincarnation abordée sous un jour profane. Shankar se croit peu à peu la réincarnation d’un autre homme, mort il y a 40 ans, c’est-à-dire au moment où il est lui-même né. Il se pense destiné à poursuivre la vie de l’amant de Kamini dont il ne sait rien. Naturellement, cette femme fantomatique qui disparaît dès qu’il s’en approche le conforte dans sa croyance.
La terrible angoisse existentielle du héros réincarné, ou qui s’en persuade, se retrouve dans tous les films dont Mahal a initié le genre. De Karz à Dangerous Ishhq en passant par Om Shanti Om et même plus récemment Ek Paheli Leela, la renaissance permet d’accomplir ce qui n’a pu l’être dans la vie passée. En général, il s’agit de punir un criminel ou de réparer une injustice. Ici, rien de tout cela car les amants sont simplement morts par accident. La passion est le seul moteur. L’intervention de Ranjana (Vijayalaxmi), la fille du jardinier, nous donne l’occasion d’assister à un triangle amoureux très atypique : Shankar qui sombre dans la folie, l’inaccessible Kamini et Ranjana qui risque sa vie en s’interposant candidement.
Fantôme, folie, mort, Kamal Amrohi qui a écrit et réalisé le film, s’est donné les moyens de mettre en image un authentique thriller gothique. Il situe son film quasi-exclusivement la nuit et fait même appel aux chauves-souris et autre serpents pour accentuer aussi bien la peur que le mystère. Il s’en démarque en revanche en étant très peu vraisemblable. Le spectateur veut bien admettre l’existence de la réincarnation et des fantômes, mais les réactions de Shankar et surtout de son ami Shrinath semblent manquer de logique. Une fois le secret révélé, il ne faut surtout pas se remémorer l’histoire car alors elle s’écroule.
En réalité, la cohérence n’a pas beaucoup d’importance car bien plus qu’un film destiné à faire peur, Mahal est avant tout une œuvre romantique. La fièvre qui anime Shankar comme le désespoir de Ranjana sont palpables. Les douleurs sont intenses ; les issues ne peuvent qu’être fatales. Et comme souvent, l’exaltation des sentiments défie et supplante la raison. Mais pour que cela fonctionne, il est nécessaire que nous soyons attachés aux personnages. Or les auteurs n’ont pas fait beaucoup d’efforts dans ce sens. Ashok Kumar est le plus souvent enfermé en lui-même avec les yeux exorbités. Madhubala dans son rôle évanescent a également bien du mal à nous émouvoir. À l’inverse, peut-être parce que son personnage est plus conventionnel, Vijayalaxmi parvient à nous atteindre.
Le film dispose d’un atout maître dans sa photographie toute en clair-obscur qui se marie très bien avec le thème sombre et torturé du film [1]. Elle est l’œuvre de Josef Wirsching, le directeur de la photographie historique de Bombay Talkies. Il avait été interné pendant la guerre avec les autres techniciens allemands du studio et n’avait été libéré qu’en 1947. Le réalisateur Franz Osten est reparti en Allemagne, mais Josef Wirshing est resté. Il a donc pu participer à cette dernière tentative d’Ashok Kumar de faire revivre le studio de ses débuts.
Même s’il a l’âge du rôle, le lover boy de Kismet a vieilli. En revanche, Madhubala rayonne du charme de ses seize ans. Ashok Kumar avait donc plus de deux fois son âge. C’est beaucoup et cela passe difficilement aujourd’hui. Mahal avait été écrit pour Suraiya qui était alors une très grande vedette-chanteuse. La fraîcheur de Madhubala qui avait pourtant déjà une vingtaine de films à son actif l’a emporté. C’est heureux car nous n’aurions pas eu le plaisir d’entendre Lata Mangeshkar interpréter le leitmotiv Aayega Aanewala.
Les sept chansons du film ont été composées par Khemchand Prakash. Il avait commencé comme chanteur de cour à Jaipur et était devenu au bout d’une dizaine d’années d’une carrière météorique un directeur musical incontournable. Ghulam Haider, le compositeur de Khazanchi, lui avait présenté la jeune Lata Mangeshkar qui avait déjà enregistré pour le cinéma. Ce n’était encore qu’une débutante dont certains pensaient qu’elle manquait de voix. Mais cette légèreté enchante Khemchand Prakash qui recherchait une voix éthérée pour le personnage de Kamini. Lata ouvre donc Mahal avec Aayega Aanewala. C’est un triomphe qui est pour beaucoup dans le succès du film.
Mieux, le standard d’All India Radio, la radio publique indienne, est submergé d’appels demandant le nom de l’interprète de la chanson. À l’époque, ceux qu’on appelait les gramophone singers n’étaient pas crédités aux génériques. Les pochettes des disques signalaient même le nom du personnage à la place de celui de l’artiste. En quelques semaines, Lata Mangeshkar acquiert une notoriété telle que les chanteurs de playback seront dorénavant annoncés au début des films et leurs noms indiqués sur les disques.
Mais Khemchand Prakash ne verra pas ce changement. Il décède quelques mois après la sortie du film, en août 1950. Il avait 42 ans.
Mahal a obtenu un succès public considérable à sa sortie en 1949. Le sujet de la réincarnation comme son romantisme noir ont marqué les esprits et initié une vague de films qui se poursuit encore aujourd’hui. Madhubala et Lata Mangeshkar y ont acquis un statut de vedettes incontournables. Bimal Roy qui en était le monteur deviendra quant à lui un réalisateur reconnu.
On peine cependant à s’attacher aux personnages et le rythme un peu lent pourra rebuter. C’est en partie compensé par une grande beauté formelle et une histoire qui propose de nombreux rebondissements. Mahal est beaucoup plus intriguant qu’effrayant. Il nous offre le privilège, 66 ans après, de passer 2h22 hors du temps.
[1] L’édition Shemaroo dont sont extraites les captures d’écran est absolument affreuse. Les images sont très abîmées et de nombreuses coupes rendent la compréhension parfois difficile. Une bien meilleure version, sous-titrée en anglais, est accessible sur le formidable site indiancine.ma.