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La critique de Fantastikindia

Par Musidora - le

Note :
(8/10)

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Comme il est aisé de se perdre sur la plateforme du géant américain Netflix…

Un vendredi pluvieux, un système immunitaire à plat : comment résister à l’appel du binge watching ?! Mon œil est attiré directement par le dernier documentaire fraîchement sorti : Period. End of Sentence.


Ce court-métrage contribue à l’initiative The Pad Project [1] menée courageusement par différents organismes solidaires : Action India, Girls Learn International, The Feminist Majority Foundation. Il est accompagné également par la société de production et de distribution de films indiens : Sikhya Entertainment (The Lunchbox, Haraamkhor, Masaan, etc.).

Réalisé par Rayka Zehtabchi au cours de l’année 2018, dans le district d’Hapur dans l’État de l’Uttar Pradesh, Period. End of sentence nous propose de rencontrer cinq protagonistes œuvrant avec force pour que les menstruations ne soient plus taboues. Autant pour les femmes que pour les hommes.

État des lieux

Direction la campagne indienne. À 60 km de New Delhi.

On nous présente des femmes, des hommes. De tous âges.
Chacun arbore un petit signe qui lui est propre, révélant une immense gêne… occasionnée par le terme employé frontalement par les journalistes : « periods » (« règles »).

Les interlocuteurs masculins interrogés semblent confondre en premier lieu les mots « periods » et « rules ». Mais nous sommes d’accord, ils n’ont radicalement rien à voir. Et ce d’autant plus en langue anglaise, comme c’est le cas ici. Une fois l’éclaircissement fait, ces individus évoquent :

« une maladie ayant la particularité d’affecter essentiellement les femmes ».

« Maladie ». Je tombe des nues. Certes ces propos sont le reflet d’une problématique sociale cruciale en Inde (entre autres pays concernés) : un accès à la scolarité et à l’éducation encore trop restreints [2]. Mais je refuse de croire qu’il ne s’agisse que de cela. J’y vois une feinte, une manière d’écarter poliment le sujet.

Vient le tour des femmes. Si globalement le malaise règne également de leur côté, on se rend compte que c’est aussi un sujet faisant émerger des tensions. Notamment entre les différentes générations.
La jeunesse — féministe active — exaspérée par les propos de ses aîné·e·s :

— « D’où viennent les saignements ?
Dieu seul le sait. Du sang néfaste ressort. »

Le terme maladie piquait déjà, mais alors là… c’est d’une violence ! Les mots me manquent. Cette claque prise de plein fouet est d’autant plus douloureuse qu’elle est donnée par une pair.

On a envie d’en vouloir à ces femmes plus mûres, entretenant et contant ces légendes nauséabondes à leurs filles et petites-filles. Mais elles ne sont pas les seules responsables. La nouvelle génération pourrait être également « blâmée ».
Être plus concernée et responsabilisée.

On nous présente une nouvelle génération, illustrée par des adolescentes et des jeunes femmes, totalement à côté de la plaque lorsqu’il s’agit d’évoquer ce flux menstruel qui leur appartient. Expliquer ce que sont les règles, leurs fonctions, leur fonctionnement…
… nombreuses sont celles qui s’emmêlent les pinceaux, ne maîtrisant pas vraiment le sujet.

Au-delà de la méconnaissance, le mutisme.
Et c’est ce qui est le plus marquant et le plus rageant lorsque nous sommes confronté·e·s aux premières images du documentaire. Un refus total de prononcer le terrible mot. Un blocage physique, viscéral, vissant les mâchoires et crispant les visages. Qu’il est douloureux d’assister à ces moments… l’impuissance nous gagne… on souhaiterait percer l’écran, les épauler afin de les libérer d’une honte injuste et incompréhensible.

Ces éléments d’ouverture sont clairement à charge.
« Encore un documentaire en défaveur de l’Inde et de sa population » me direz-vous… Et bien pas du tout !
Les séquences qui suivent et les messages véhiculés méritent largement que vous passiez au-dessus de cette première impression ainsi que de ce sentiment de déjà-vu.

Sneha

Femme seule, luttant quotidiennement pour ses libertés et son indépendance, Sneha est notre premier témoin mis en lumière par la réalisatrice.
Elle a un rêve : intégrer la police de son État. Pour ses convictions et ses idéologies, elle est un peu considérée comme la « toquée » du village.

La jeune femme nous explique à quel point les menstruations sont un fardeau pour les Indiennes, non pas pour des raisons physiologiques mais plutôt du fait de la place prépondérante qu’elles occupent dans les mœurs.

Les règles les écartent de la société. Autant géographiquement que moralement. Être une femme, c’est devoir s’éloigner des bourgs — honteuse —, chiffons en main, pour exécuter un geste qui — pour la majeure partie de la population féminine mondiale — est des plus encadré, simplifié, naturel. Au-delà des conditions sanitaires douteuses, il semble fou et irréel qu’en 2019 une femme puisse être la curiosité du coin parce qu’un flux menstruel naturel s’écoule de son vagin.

L’humain génère et perpétue la bêtise. Mais ici le malaise est bien plus ancré. Bien plus profond. Comme l’évoque très justement Sneha, leur culture même les pointe du doigt. Les femmes sont interdites de culte lors de leur « période rouge » mensuelle. Fait qui « n’est pas logique [selon Sneha] puisque la déesse qu’elle·s prie·nt [lors de certains cultes] est elle-même une femme ». Comment un être divin féminin peut-il rejeter ses semblables humains ? La jeune femme s’interroge.
Que faire ? Comment lutter face à des bases fondamentales qui comptent, mais auxquelles on n’adhère pas complètement ?

La future jeune policière plante une graine. Celle de la rébellion. Pas contre une culture, des coutumes ou des croyances. Mais plutôt en faveur de la tolérance, de l’indépendance et de la liberté. Sneha force le respect. On ne peut que s’y attacher.

Shabana

La voix de la Sagesse. Shabana est l’instigatrice de groupes de paroles dédiés aux femmes. Elle leur propose d’évoquer librement, sans tabous, les menstruations.

Son rôle premier est de dédramatiser les règles auprès de ces femmes, qui subissent ce flux naturel plutôt que de l’accueillir et de le vivre sereinement.
Elle les éduque, les encadre, les conseille. Le but étant que les femmes n’aient plus honte de ce sang, et qu’elles cessent de se mettre en danger en l’absorbant avec des tissus inappropriés et souillés.

Elle est une main tendue bienveillante et bienvenue au sein de ces villages ruraux reculés.


Arunachalam Muruganantham

« Une fille n’en parle pas [de ses règles] à sa mère, ni à son mari, ni à ses amis.
C’est le pire tabou de mon pays ».

Ce sont ces mots qui scellent notre rencontre avec cet homme.
Arunachalam est l’inventeur de la machine à serviettes hygiéniques bon marché. Son objectif ? Que 100% des femmes indiennes utilisent des protections périodiques. Elles sont moins de 10% aujourd’hui. Ce qui est génial dans cette séquence c’est que c’est un homme qui a créé cet appareil, preuve qu’il ne s’agit pas simplement « d’un problème de femme ».

Il n’est pas seulement un créateur ou un précepteur pour la gent féminine. Arunachalam est bien plus que cela. Il installe une machine dans les villages, montre le processus de fabrication aux femmes et les implique dans le dispositif. Non seulement il leur offre un confort de vie non négligeable, mais SURTOUT il leur offre un emploi.
Elles deviennent gérantes, responsables, commerciales de cette microentreprise. Elles s’autogèrent. Elles gagnent leur vie, leur indépendance ainsi que le respect de leurs époux.

C’est en impliquant un individu dans un combat pour lui et pour ses semblables que résident la meilleure méthode éducative et la prise de conscience permettant au monde de changer un peu.

En voyant ces images, on a envie de ne dire qu’une seule chose : Bravo les mecs !

Une fois le produit fini, il faut le nommer. Lui donner une identité.
« Fly », voici l’intitulé choisi par ces femmes. Dénomination pleine de sens pour ces nouvelles working girls :

« Pour les femmes, par les femmes, pour qu’elles prennent leur envol. »

La symbolique est touchante.

S’engage alors une grande prospection auprès des potentielles consommatrices, tout comme des différentes boutiques aux alentours. Difficile de se transformer en commerciales du jour au lendemain, pourtant c’est avec force et détermination que nos femmes-témoins s’y attellent.

Si les premières présentations et démarches sont timides, on se rend rapidement compte qu’il suffit qu’une femme ait le courage de montrer l’exemple pour que les autres suivent le pas. On contemple avec émotion, l’inspiration qu’elles génèrent entre elles. Chacune d’entre elles devient un modèle, ainsi qu’une source de dépassement de soi pour toutes les autres.

Chaque protagoniste nous explique en quoi ce Pad Project a changé leurs vies.
Globalement, c’est socialement que les répercussions sont les plus flagrantes. Rekha se dit fière d’avoir gagné le respect de son mari. Sneha et Suman se sont découvert des forces intérieures insoupçonnées.

Au-delà d’un patriarcat que l’on pourrait dénoncer, d’une pseudo culture qui serait en totale défaveur des femmes, il y a selon moi un problème crucial : le manque de communication. Je ne crois pas que l’on puisse entièrement blâmer les hommes ou le système de la société indienne. Premièrement parce que ces deux entités sont loin de tout expliquer, deuxièmement parce que je déteste cet extrémisme décrivant les hommes comme des prédateurs régis par des pulsions (souvent « animales ») ; et en dernier lieu parce que c’est négliger le rôle des femmes dans leur combat pour leurs droits et libertés.

Cette petite entreprise de fabrication de serviettes hygiéniques est dans un premier temps dissimulée aux hommes du village. On leur fait croire qu’il s’agit d’une fabrique de couches pour enfants. Mais une fois celle-ci révélée et assumée au grand jour, justement parce que les femmes ont su mettre des mots sur leurs maux, et parce qu’elles sont fières de cette activité, on constate que les individus masculins s’intéressent de près à celle-ci. Ils cherchent à comprendre comment cela fonctionne, ils contribuent même à la fabrication de ces protections féminines. L’instant est poignant.

Quel bonheur de voir des femmes entreprendre, s’inspirer les unes les autres, se soutenir, briser des tabous, se battre pour des libertés loin d’être acquises.

Period. End of Sentence est une bonne piqûre de rappel concernant les notions fondamentales qui nous composent depuis notre naissance : nous naissons TOUTES et TOUS libres et égaux en droits. Sur le papier, c’est établi. Pourtant la réalité est toute autre.
Il ne faut jamais cesser de les défendre et de faire entendre nos voix afin que ces dernières perdurent. Ce sont des combats de femmes ET d’hommes. Les uns ne fonctionnent pas sans les autres.

Vingt-six belles minutes. Loin d’être parfaites. Mais chacune pleine d’espoir.

« La créature la plus forte créée par Dieu n’est pas le lion, ni l’éléphant, ni le tigre ; mais la fille. »

Arunachalam Muruganantham

[1Descriptif du projet ici : The Pad Project.

[2J’entends ici, plus globalement, une véritable réflexion sur la condition des femmes indiennes.

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