Un devenir du cinéma bollywood : Ae Dil Hai Mushkil
Publié vendredi 9 décembre 2016
Dernière modification dimanche 27 novembre 2016
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Ae Dil Hai Mushkil, une projection qui souffle le chaud comme le froid. Au sortir de la salle, je ne savais que penser. Mettons tout de suite les choses au point, oui, j’avais passé un bon moment. L’histoire de ce couple est vraiment prenante, l’état d’esprit indien flottait en permanence sur des situations qui auraient été convenues en d’autres circonstances. J’ai vraiment adoré le duo Ranbir / Anushka. Sans aucun second degré, j’avoue admirer le jeu physique de l’acteur, depuis ces quelques rôles aperçus de lui, personnage dégingandé à mille lieues des musculeux et autres comédiens « concernés ».
Alors, qu’est-ce qui clochait ? Pourquoi cette impression de n’avoir pas eu grand-chose à se mettre sous la dent ? Je pose la question, mais en fait, je connaissais la réponse… 2 heures 30 s’étaient écoulées pour ne raconter que quelques instants de vie d’un couple, embarqué sur un malentendu. Balayant au passage les personnages secondaires (sauf une, ARB [1], bien évidemment), l’entourage, l’environnement, les rebondissements, laissant derrière elles comme une sensation de vide. 2 heures 30 à suivre des personnages déconnectés d’une certaine idée du Monde, livrés à eux-mêmes, juste assujettis à la ligne tracée par le scénario. Le prétexte de la chronique quotidienne a parfois bon dos, surtout lorsqu’il risque de nuire à l’empathie, et conduire à l’irritation. Au vain.
Mais le plus énervant, pour rester correct, c’est la forme proposée par notre film. Ces cadrages en plan moyen, ces champs-contrechamps, ces silhouettes sagement positionnées dans le cadre scope, cette photo impersonnelle, ces mouvements de caméra a minima … Tout un vocabulaire visuel, exsangue, emprunté à la télévision, à la drama-comédie américaine, proche du tout-venant de la rom-com mondialisée.
Ce n’est certes pas la première fois que Bollywood s’engagerait sur cette voie (j’aurai la charité de ne pas citer de titres, retenus sur des critères tout subjectifs). Mais ici cela semble crever les yeux, dans un contexte de révision avancée des codes bollywoodiens. Cela fait un moment qu’on nous ressasse qu’il faut se débarrasser des clichés, que la jeunesse spectatrice indienne aspire à d’autres horizons. Mais pourquoi vouloir faire un nettoyage par le vide, au lieu, au contraire, de rénover. Pour moi, Ae Dil Hai Mushkil fait effectivement preuve de nettoyage, en dégraissant, grattant jusqu’à l’os, ne laissant, pour accompagner ces deux héros du quotidien, qu’un squelette de scénario, platement illustré.
Le plus inconcevable étant que ça dure tout de même « 2 heures 30 ». Une espèce d’épisode à rallonge d’un feuilleton au long cours. Relancé par un rebondissement de dernière minute, preneur d’otage, attentat au chantage lacrymal.
Le cinoche indien a l’habitude de se présenter comme une créature méta depuis quelques temps. Et vas-y que je te fais des clins d’œil, que j’enfile les références comme des perles, quand je ne cite pas titres et noms ouvertement. Mais ici, l’opération me semble particulièrement cynique, puisqu’ouvrant une brèche, et quémandant l’acquiescement complice du spectateur dans sa volonté de scier la branche sur laquelle il est confortablement assis.
Pour preuve, deux numéros musicaux, quelques très courts moments, présentés dans l’ironie la plus totale. Dans le premier, Ranbir se trémousse comme un pitre, au milieu de personnes du troisième âge, membre d’un club de danse « bolly ». Le second parodie les grands duos enamourés d’autres décennies, se déclarant leur flamme sur fond de carte postale montagnarde. Certes, sur le moment, nous rions de bon cœur, c’en est même hilarant, osons le terme. Mais il s’agit bien d’un autodafé en direct, réalisé par un producteur assermenté, avec l’assentiment du public.
Après cela, qui osera revenir sur les mariages de music-hall, sur les scènes de rue en liesse ? La cérémonie nuptiale qui nous est tout de même proposée en milieu de métrage est-elle un baroud d’honneur ? La dernière cartouche ?
Et si musique il y a encore, c’est bien parce que l’intrigue se situe dans ce milieu artistique. Qu’en restera-t-il dans un autre contexte ?
J’ai peur. Il suffit de penser que, pas plus tard que cet été, Salman se présentait lui-même dans un Sultan anémique, en terme de scénario comme de clips (un numéro rigolard, expédié et bâclé en terme de montage, en début de film), alors que quelques mois plus tôt, il était encore sacré batelier, notre garant de spectacle(s).
Et j’insiste, le spectacle, le faste, la musique, les rebondissements, ces mots ne sont pas synonymes de kitch, de ringard. Ils peuvent évoluer, comme tout vocabulaire qui se pratique couramment. Il suffit de voir, et d’écouter, le récent Tamasha, avec … Ranbir ! Pour le coup, un pur concentré d’échappées visuelles fantasmatiques, pour également illustrer l’amitié, l’amour, toutes ces sortes de choses, par la force d’une histoire, une vraie.
Alors, oui, j’ai peur d’une évolution vers le bas de notre cinéma de studio bollywood. Assujetti aux codes télévisuels, afin de lui assurer de multiples vies sur les petits écrans qui envahissent notre environnement. Et j’insiste sur le terme de « studio ». Je fais peut-être une fixation, mais à la barre d’Ae Dil Hai Mushkil, il y a « la » FOX International, éminence grise d’une maison-mère qui, depuis quelques années, aura dilapidé tout un pan de son patrimoine, de la culture américaine. Des souvenirs de grand cinéma, laissés aux mains des commerciaux, balayés sur l’autel de la redite a minima, du merchandising et de la coupure publicitaire. Derrière, des « flux » voraces à nourrir… quitte à aller au bout du monde, et s’immiscer dans les affaires de là-bas.
L’histoire est belle, les personnages sont beaux. Mais le cinéma hindi se suffit-il d’amour et d’eau fraîche, de caméos liftés… Pas sûr.
PS : Quitte à voyager autour du monde, lové(e) dans son fauteuil, faisons du hors-sujet, direction deux escapades européennes, présentées cette année dans nos salles. Pour vivre une éducation musicale sur fond d’émois amoureux et de désespoir familial, direction la Dublin des 80’s, avec Sing Street de John Carney, et ses ados craquants. Pour pleurer toutes les larmes de son corps devant du vrai mélodrame, l’Espagne des années 2000, avec Ma ma de Julio Medem, et son couple atomique Luis Tosar / Penélope Cruz (tiens, une autre égérie de la mode !).
[1] Aishwarya Rai Bachchan pour les intimes