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India’s Daughter

Publié vendredi 13 mars 2015
Dernière modification vendredi 12 mai 2017
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Par Mel

Rubrique News
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Le 29 décembre 2012, ses parents sont à son chevet lorsque celle que toute l’Inde appelle Nirbhaya [1] décède à l’hopital Mount Elizabeth de Singapour où elle avait été transportée deux jours plus tôt. Son état était désespéré et l’équipe de médecins, pourtant une des meilleure du monde, n’avait rien pu contre les terribles blessures qui lui avaient été infligées au soir du 16 décembre dans un bus de New-Delhi.

L’agression sexuelle d’une sauvagerie inouïe dont avait été victime la jeune étudiante de 23 ans a choqué le pays tout entier et a spontanément déclenché une immense vague d’émotion et de protestations. Le problème de la sécurité des femmes, comme le traitement par la police et la justice des violences qui leurs sont faites, sont devenus des enjeux majeurs. En arrière-plan, la mentalité extrêmement arriérée qui prévaut dans de nombreuses couches de la population indienne a été, pour une fois, clairement mise en accusation.

Leslee Udwin, une documentariste anglaise, a choisi de raconter l’histoire de Nirbhaya dans India’s Daughter, un documentaire d’une heure destiné initialement à la BBC. La qualité de ce film avait retenu l’attention de plusieurs chaînes de télévision étrangères, dont NDTV en Inde. Il devait donc être diffusé mondialement le 8 mars 2015 à l’occasion de la journée des femmes.

Comme souvent dans les documentaires britanniques, India’s Daughter est un film sensible qui décrit avec autant de réserve que possible de terribles événements tout en essayant de les mettre en perspective. Les suites données par l’État sont ainsi décrites en longueur. Des experts tentent d’expliquer les raison du crime et des témoins apportent un éclairage sur la réaction de la société indienne. Il donne aussi pour la première fois dans la durée la parole aux parents de Nirbhaya, mais également à ceux des assassins, à deux de leurs avocats et à un des monstres, Mukesh Singh.

C’est justement l’interview de Mukesh Singh qui a servi de prétexte au gouvernement indien pour interdire dès le 4 mars la diffusion du documentaire en Inde. Comme en réponse, BBC 4 l’a diffusé en Angleterre le jour même, en avance de 4 jours sur l’horaire prévu. Nous vivons dans un monde globalisé et comme on pouvait s’y attendre, il a été mis sur le champ à disposition sur les trois plateformes vidéos les plus importantes : Youtube, Vimeo et Dailymotion. Dans un mouvement anachronique, le gouvernement indien a cherché à le faire retirer d’Internet. C’était peine perdue, il n’a fait que gagner en notoriété. Il se trouve une semaine plus tard sur une multitude de serveurs et tous ceux qui veulent le voir ne mettent pas bien longtemps à le trouver.

Leslee Udwin a réalisé un remarquable documentaire à destination des spectateurs occidentaux. Il nous est difficile de lui faire le moindre reproche. Au contraire, il est à la fois factuel [2] précis et particulièrement émouvant, au point qu’on ne peut pas retenir ses larmes. Mais telle n’est pas la vision de certains Indiens.

Tout d’abord, il s’agit d’un viol collectif. Le simple fait d’en parler au grand jour choque les pudibonds comme si décrire ce qu’avait subi une femme était plus gênant que le crime lui-même. Ensuite, c’est un documentaire britannique. Que l’ancien colon jette un regard, même bienveillant, sur la société de l’ancien colonisé semble en soi un outrage aux yeux de certains. Enfin, il existe encore en Inde la croyance populaire que le simple fait de faire parler un criminel constitue une incitation au crime. Les spectateurs occidentaux ont souvent vu et entendu des monstres à la télévision. Qu’il s’agisse de serial killers ou d’anciens bourreaux, nous sommes immunisés contre leurs discours méphitiques. Mais ce n’est pas le cas partout sur terre…

En parallèle, certains ont cherché (et trouvé) des arguments surprenants comme le fait que le documentaire était de nature à faire fuir les touristes ou encore que montrer un des tueurs souillait la mémoire de la victime. Étrangement pourtant, bien peu ont mis en avant l’aspect le plus dérangeant d’India’s Daughter : les deux avocats de la défense. Ordinairement dans ce genre d’affaire, les avocats cherchent à trouver des excuses aux assassins. Ils ont eu une enfance abominable, il vivent dans la misère, ils sont fous… les avocats font feu de tout bois pour éviter une condamnation ou minimiser la peine de leurs clients. Ici, ils justifient le crime face-caméra montrant qu’une mentalité atrocement rétrograde peut encore avoir droit de cité [3].

Le parlement indien a été la première tribune où les pro et anti-censure ont commencé à s’affronter. Les vedettes du cinéma qui y siègent comme Kiron Kher, Jaya Bachchan et Javed Akthar ont fait entendre leurs voix. Puis ce fut au tour de la presse et de tout ce qu’elle compte d’éditorialistes de remplir d’innombrables pages. Aujourd’hui, une semaine plus tard, le tout-Bollywood a donné son avis. Soha Ali Khan, Mahesh Bhatt, Genelia D’Souza, Boman Irani, Farhan Akhtar, Anurag Basu, Sonam Kapoor, Prakash Raj, Freida Pinto, Shabana Azmi, Dia Mirza, Anushka Sharma, Naseeruddin Shah et tant d’autres se sont exprimés, parfois d’un simple tweet. Dans l’ensemble la communauté du cinéma est opposée à la censure mais là encore, des voix discordantes se font entendre. Et puis les plus grandes vedettes, en particulier les trois Khan, sont restées d’une remarquable discrétion.

Leslee Udwin a quitté précipitamment l’Inde pour éviter les poursuites. La Haute-Cour de New-Delhi a décidé aujourd’hui-même de poursuivre la censure. Mais les joutes verbales autour de ce documentaire montrent que l’Inde ne reste pas immobile à défaut d’être en mouvement…


India’s Daughter


[1un prénom qui signifie « celle qui n’a peur de rien ». Son vrai nom est Jyoti Singh.

[2il ne cache rien de l’horreur des faits

[3certains pourraient penser que c’est ce type de défense qui a conduit les accusés à la condamnation à mort. À la suite du documentaire, une procédure de radiation du barreau a été intentée contre eux.

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