Entretien avec Sanjay Leela Bhansali
Publié lundi 2 décembre 2013
Dernière modification lundi 9 mars 2015
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Interview du 8 novembre 2013, dans les locaux de Bhansali Productions à Mumbai, avant la sortie officielle du film Ram Leela (renommé à cause des circonstances : Goliyon Ki Rasleela Ram-Leela).
Après mes interviews au Festival de Cannes, j’ai entrepris un voyage à Bombay, le temple de l’industrie cinématographique indienne. Grâce à des amitiés dévouées et surtout bienveillantes, car mon idée était un peu utopique, des professionnels du cinéma très chaleureux m’ont permis de rencontrer la société de relations publiques en charge de la promotion du film Ram Leela. Mon premier rendez-vous, prévu le 1er novembre, a été annulé à cause des agendas extrêmement chargés. Il faut dire que Bombay est une ville industrielle trépidante, l’activité intense impose un rythme très soutenu. Ici le cinéma ne prend pas de répit, on tourne le jour et la nuit, les week-ends, les jours fériés. Après la parenthèse festive de Diwali le 3 novembre, mes contacts ont réussi à proposer une entrevue pour la semaine suivante.
Le 8 novembre, mon taxi me laisse au pied d’un immeuble confortable avec des gardes à l’entrée. Rien ne laisse supposer au premier abord que le bâtiment abrite la société de production de Sanjay Leela Bhansali. J’entre dans une première pièce où je vois de grandes affiches de Black, de Hum Dil De Chuke Sanam, encadrées et je ne résiste pas à l’envie de me prendre en photo à côté de ces magnifiques posters.
L’hospitalité indienne n’omet jamais de proposer aux visiteurs de l’eau fraîche et des boissons chaudes. Je partage l’attente avec des membres de l’équipe de production et aussi des journalistes de la presse radiophonique. Puis, je suis introduite dans un salon où le canapé, les chaises tapissées et la table sont d’un goût exquis, une pièce simple et lumineuse. Sanjay Leela Bhansali entre en souriant et me pose d’abord des questions pour savoir d’où je viens. J’en profite pour lui dire que ma ville natale est Lyon, la ville des frères Lumière, les inventeurs du cinéma.
SLB : Avez vous vu Padmavati [1], l’opéra que j’ai mis en scène à Paris ?
BLK : Malheureusement non, mais j’en ai beaucoup entendu parler. Cela faisait partie des questions que je voulais vous poser. On dirait qu’il y a une histoire d’amour entre la France et vous, qu’en pensez-vous ?
SLB : J’adore vraiment Paris et la France. J’y suis allé 6 fois et j’aurais aimé y vivre car c’est une ville d’une telle beauté. Pour tout artiste, Paris est un lieu privilégié. Rien qu’en terme d’architecture, vous êtes déconcerté. J’ai apprécié intensément créer un opéra là-bas, au mois de février, au cœur de l’hiver.
Pour un réalisateur de films, créer un spectacle sur une scène est très excitant. Mes films ont un aspect théâtral. J’aime combiner le théâtre avec mes films car mes réalisateurs préférés ont aussi beaucoup créé pour le théâtre. Visconti, Bergman sont fantastiques et le réalisateur V. Shantaram, qui a fait Do Aankhen Barah Haath, qu’il faut voir, a réalisé un travail absolument remarquable.
BLK : Aimeriez-vous tourner un film en France ?
SLB : Les coûts sont trop élevés en France, à Paris. C’est agréable de montrer son travail dans un endroit auquel vous êtes attaché et où vous vous sentez compris.
Juste avant Padmavati, qui est une de mes meilleures créations, mon film Saawarya, inspiré des Nuits Blanches de Dostoievski n’avait pas reçu un bon accueil en Inde. Ce fut un échec au box-office. Les critiques étaient acerbes et je me sentais si déprimé, le moral au plus bas.
Un mois plus tard, je partais pour Paris et cette expérience m’a permis de me sentir en vie en tant que réalisateur. Travailler avec des acteurs et des artistes du monde entier qui chantaient et répétaient avec tant de rigueur m’a régénéré. Un moment de grande joie et enthousiasmant ! Je n’oublierai jamais ces trois mois à Paris !
BLK : Si nous revenons à vos films, après Saawarya et Guzaarish, vous avez fait une pause et avez orienté votre activité vers la production. Est-ce que cette pause répondait à un besoin ? Vouliez-vous produire de nouvelles créations ?
SLB : Guzaarish représente le type de film qui m’a fait changer d’état d’esprit. Il a contribué à exorciser mes démons, des peurs, des attirances qui me hantaient et qui ont alimenté le processus créatif de Guzaarish. Il m’a permis d’exprimer beaucoup de choses qui me tenaient à cœur.
Après ce film, j’ai ressenti un profond changement intérieur et, donc, c’était le moment de faire une pause.
A la suite de quoi, j’ai produit le film Shirin Farhad avec Farah Khan et Boman Irani. J’adore ce film ! Puis j’ai produit Rowdy Rathore et My friend Pinto.
BLK : On peut dire que ces films sont commerciaux alors que vos réalisations sont plutôt du cinéma d’art.
SLB : Pour un film de genre, mais que je ne me sens pas capable de diriger, je préfère passer à la production. Le film me plaît, mais je ne saurais pas le faire. En revanche, ceux que je veux faire, je ne voudrais pas voir un autre réalisateur le prendre en charge. Il faut absolument que je le crée à ma manière.
BLK : En France, nous attendons impatiemment les projections de Ram Leela. Comment avez-vous eu le souhait de vous inspirer de Shakespeare et d’adapter Roméo et Juliette ?
SLB : Qui ne serait pas inspiré par Shakespeare ? Je voulais adapter Roméo et Juliette avant le tournage de Hum Dil De Chuke Sanam (1999). Mais je n’avais pas les financements à ce moment-là pour réussir à tourner ce que j’imaginais à l’époque. J’ai tourné d’autres films. J’avais adapté la littérature classique avec Sarat Chandra Chattopadhyay, auteur de Devdas.
Et des années plus tard, je me suis dit que j’avais vraiment envie de repartir sur une pure histoire d’amour, où les personnages tombent amoureux intensément. Retrouver l’innocence de la découverte du sentiment amoureux !
Adapter Shakespeare avec Roméo et Juliette m’inspirait et j’aimais l’idée d’un personnage féminin s’appelant Leela, le prénom de ma mère, et ainsi l’histoire de Ram et Leela prenait forme.
BLK : Vous êtes souvent inspiré par la littérature, n’est-ce pas ?
SLB : En partie seulement. Ram Leela est un film qui puise dans le folklore théâtral du Gujarat. Par voie de conséquence, cela m’a permis de créer beaucoup de choses selon mon interprétation personnelle. Quelle joie d’entrer dans cette création !
Le style folklorique a une grande puissance d’évocation, car il a des siècles de résonance dans les familles. On n’oublie rien des luttes entre familles, ni la tradition. Donc ce folklore ancestral a fait jaillir des chants, des créateurs de tissus, des artisans, et des poètes qui alimentent toute la mise en scène.
BLK : La bande-annonce de Ram Leela montre une énergie débridée, serait-ce le signe, après votre pause en production plus commerciale, que vous êtes en train de transformer votre cinéma ?
SLB : Non, Ram Leela est un de mes films les plus aboutis sur le plan artistique, malgré les armes et l’action, malgré l’énergie brutale et la sensualité. C’est une œuvre artistique accomplie.
Tant de metteurs en scène et réalisateurs ont montré Roméo et Juliette et, dans le futur, il y en aura encore d’autres. Je voulais créer la meilleure photo, une pure musicalité indienne. Je voulais y investir le meilleur de moi-même dans la pure veine créatrice indienne.
La chorégraphie, très soignée, est constituée de danses folkloriques réelles et non ré-interprétées pour des besoins visuels. Par exemple : la démarche des Paglis, leur maintien spécifique souligne leur élégance gestuelle. Quiconque vivant dans une tradition ancestrale aime ce respect du folklore local. J’avais envie d’en restituer et préserver une partie dans un film contemporain.
Ce film me donne énormément de satisfaction artistique comme lorsque j’ai créé Devdas. Donc, je n’ai pas changé pour une intrigue grand public, pour un éventuel succès au box-office. Je n’ai pas tenté de vendre mon âme pour créer un succès public. Personne ne peut prédire un bon résultat au box-office.
BLK : Les chants et la musique sont très puissants dès la première écoute, et vous l’avez composée. Cela vous a pris combien de temps ? Où avez-vous puisé votre inspiration ?
SLB : J’avais composé la musique de Guzaarish, alors que l’intrique ne nécessitait pas une bande sonore très marquée. Elle accompagnait principalement l’image. C’était ma première tentative de réalisateur et compositeur pour un même film. La musique me procure de grandes joies depuis l’enfance. J’ai toujours beaucoup écouté de musique en faisant mes études, en prenant ma douche… La musique m’est indispensable et accompagne toute ma vie.
Ici, la musique et les dhols s’invitent dans tous les événements de Holi, Gunpati, Navrati, ainsi que les danses. Je suis Gujarati et je ressens la manière dont cette musique est composée.
Cela m’a pris 2 ans pour créer, conserver, rejeter des morceaux, et j’ai traversé le Gujarat. Ensuite nous voulions trouver ces instruments traditionnels authentiques qui allaient former ce son spécifique.
Cette particularité de Bollywood où les héros chantent les chansons, c’est une partie de la valeur intrinsèque et de la qualité du spectacle.
Ma musique est simple et permet au public de se connecter facilement. Vous pouvez y retourner dans 5 ans avec un plaisir renouvelé. De la même manière que la musique folklorique est accessible, elle perdure.
BLK : Comment s’est déroulée votre expérience en terme de direction des acteurs Ranveer Singh et Deepika Padukone ?
SLB : Deepika Padukone est une très belle jeune femme. Ses yeux et son regard, son port de tête sont superbes. Une merveilleuse actrice et surtout très subtile et délicate ! Elle ne surenchérit jamais. Ce fut un plaisir de travailler avec elle. Ses qualités de danseuse sont évidentes. Sa mentalité la conduit à vous questionner pour bien comprendre et elle propose d’interpréter d’une façon, et puis une autre suggestion apparaît. C’est une actrice qui s’anime pour vous et avec vous sur le plateau. Elle parle peu mais c’est une personnalité formidable. Vous ne pouvez plus détacher vos yeux d’elle tout simplement.
Ranveer est aussi un excellent acteur, très assidu. D’une énergie débordante, hyper enthousiaste, c’était un grand plaisir de le faire jouer.
Indépendamment du jeu sur le tournage, le procédé qui mène à ce jeu doit aussi me procurer du plaisir. Si on se retrouve avec la contrainte de ménager des fiertés, des excès, des lourdeurs, cela embarrasse le tournage. Cela se voit dans le film ; dans la façon dont la création se déploie. Même si il y a des discussions, des différends artistiques, des débats très importants bien entendu, il faut qu’il y ait de la joie dans votre processus de création. Par exemple, vous tournez une danse lors d’une fête, un film festif, c’est une célébration de l’amour écrit depuis des siècles. J’ai adoré travailler avec eux intensément.
Je n’avais jamais collaboré avec eux et je me suis rendu compte que travailler avec de nouvelles personnes m’a rajeuni et régénéré. L’énergie dégagée sur le plateau est évidente à l’écran.
BLK : Comment créez-vous cette magie entre le héros et l’héroïne du film ? Leur alchimie à l’écran est perceptible.
SLB : Il y a tant d’éléments irrationnels, vous ne pouvez pas les analyser. La logique n’intervient pas et cela ne se traite pas comme une base de données. On est dans le registre des émotions et je ne sais pas comment j’ai atteint cette performance.
Pourquoi sont-ils tombés amoureux ? Comment sont-ils tombés amoureux, enfin, s’ils sont amoureux ?
Comment ai-je obtenu ces sentiments en tournant ce passage de chanson ? Pourquoi leur ai-je fait faire cette succession de 5 actions soudainement, alors que je ne le demande jamais ? Pourquoi telle pensée m’a traversé l’esprit et m’a fait modifier toute la chorégraphie ? Je ne peux pas répondre à ces questions. Pourquoi est-ce que je perçois ce frisson inattendu, tel sentiment, un enthousiasme soudain, un chatouillement, cette joie ?
Cela me vient à l’esprit, comme si on venait me le murmurer à l’oreille. Et je commence à amorcer certains changements.
Ce sont tous deux des acteurs qui répètent avant les scènes et, spontanément, je leur propose de tout modifier, parfois de manière diamétralement opposée. Ils se sentent alors perturbés, mais, parce qu’il y a un grand plaisir à jouer ensemble et une bonne relation, il en a résulté une équation positive, visible à l’écran.
J’ai énormément apprécié tourner les scènes romantiques et les scènes d’amour avec eux, car il y avait ce romantisme quand ils échangeaient leur regard. Il est apparu automatiquement. Quand la magie et l’amour doivent opérer, quand les personnages doivent tomber amoureux, j’ai ressenti cette magie se déployer pendant tout le tournage. Ce fut vraiment une sensation très puissante.
Je me suis rendu compte combien tout le monde prenait du plaisir ensemble à cause du style de personnage qu’ils jouaient, des scènes, des costumes. L’ensemble portait vers ce sentiment amoureux. Je ne peux pas l’analyser, c’est juste arrivé à ce moment-là.
Interview réalisée et traduite par Brigitte Leloire Kérackian (8 novembre 2013, Bombay, Inde)
(Les chances pour que cette interview ait lieu étaient restreintes et je tiens à remercier et dire toute ma reconnaissances aux personnes qui m’ont fait confiance et ont facilité cette rencontre. Un souvenir : une affiche de Ram Leela signée de la main de Sanjay Leela Bhansali. )
[1] Padmâvatî d’Albert Roussel, opéra ballet en deux actes de 1923, mis en scène par Sanjay Leela Bhansali, en mars 2008, fut présenté au Théâtre du Châtelet à Paris pour 6 représentations très applaudies. Le spectacle fut ensuite accueilli en Italie.
L’équipe de Fantastikindia remercie chaleureusement Brigitte Leloire Kérackian pour le beau cadeau qu’elle nous offre !