Rencontre avec Irrfan Khan
Publié lundi 9 décembre 2013
Dernière modification lundi 2 décembre 2013
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A l’occasion de la première édition du festival Extravagant India ! dont il était l’invité d’honneur, nous avons eu la chance et le plaisir de passer un moment avec Irrfan Khan, le 18 octobre dernier, dans la salle de restaurant du grand hôtel où il logeait. Nous avons partagé cette interview exclusive avec Marc Seviran (MS), journaliste de Média India Group.
Gandhi Tata était derrière la caméra vidéo, tandis qu’Alineji et Señorita lui posaient leurs questions.
Un peu intimidés au moment de son arrivée, c’est un Irrfan Khan détendu, souriant, tasse de chocolat à la main, qui nous met à l’aise en venant vers nous ; il veut savoir qui nous sommes et nous demande si le cinéma indien intéresse les Français. Les présentations faites, l’interview peut commencer.
MS : Pouvez-vous nous parler un peu de vous ? Et tout d’abord, nous dire votre âge ?
Irrfan, surpris : Mon nom est Irrfan, je suis né en Inde et je suis un acteur.
(Puis, après un petit temps d’arrêt) Je ne sais pas pourquoi j’ai choisi de devenir acteur, mais j’ai voulu faire quelque chose qui rapproche les gens. Je me rappelle, dans mon enfance, je rêvais d’être un grand sportif. Pour diverses raisons, je n’ai pas pu devenir un sportif et donc, il m’est venu à l’esprit de devenir acteur, et je suis devenu acteur. Je suis un acteur.
MS : Comment conciliez-vous Bollywood et Hollywood ?
Irrfan : Ce n’est pas vraiment un problème, vous savez. Ainsi quand vous êtes un acteur, vous pouvez vous arranger pour être sur plusieurs terrains à la fois, sur des créneaux d’audience différents, et jouer avec des metteurs en scène très différents. Car (hésitation), les metteurs en scène vous donnent les conditions pour traiter l’histoire et c’est très important pour un acteur. Si je me cantonnais à jouer toujours avec le même genre de réalisateurs, au bout d’un moment, je n’aurais plus l’impression d’avoir un défi à relever. Quand vous jouez avec différents types de cinéastes, il y a une sorte de défi, de challenge, à relever dans leurs histoires, dans leurs personnages, dans l’approche qu’ils en ont. Et c’est quelque chose qui m’intéresse vraiment beaucoup, et j’aimerais bien continuer à faire ainsi.
Vous voyez, si vous êtes bien à l’aise dans votre propre zone… vous êtes confortablement installé dans un domaine, il devient alors très difficile d’en sortir. Alors pour moi, ce n’est pas comme ça, je ne veux pas rester tranquillement installé dans ma zone de confort. Je veux avoir affaire avec différents réalisateurs.
Señorita : Est-ce pour cette même raison que vous jouez dans les diverses zones cinématographiques de l’Inde ? Dans le cinéma de Bollywood et dans les films d’autres régions de l’Inde ?
Irrfan : Non, pas avec toutes les régions de l’Inde. Je ne joue pas dans toutes. Je tourne dans les films hindis et dans les films de Bollywood, dans ces deux sortes de films. Avec The Lunchbox et Qissa, il y a une nouvelle façon de faire des films. Nous n’avions pas encore produit un film de cette manière. Là, différents producteurs, de plusieurs pays, se sont rassemblés pour faire un film, en croyant à cette histoire et en voulant en faire un film. Pour Qissa, les producteurs sont des producteurs néerlandais, allemands, des producteurs français et des producteurs indiens. Et pour The Lunchbox, ils sont américains, allemands, français, et indiens. Ils travaillent en collaboration, et c’est la première fois que cela arrive ; pour moi, c’est l’opportunité d’obtenir une plus large audience, d’avoir une audience européenne. Je trouve cela très, très intéressant.
Señorita : Pensez-vous que le cinéma populaire indien ait un avenir en Occident et particulièrement dans les pays non anglophones, comme la France par exemple ? Peut-il trouver son public ?
Irrfan : Le cinéma indien commercial ?
Señorita : Oui
Irrfan : Le cinéma indien grand public a suffisamment d’audience, il n’a pas besoin d’en avoir plus et il ne cherche pas à l’élargir. Il a assez de public en Inde, et à l’étranger, dans certains territoires. Il peut donc continuer à travailler avec les mêmes formules. En Inde, son audience s’accroît chaque année, je crois, de 20 % à 30 %. Cette industrie grandit très rapidement en Inde.
MS : Quel est pour vous votre meilleur film ? Et pour quelles raisons le préférez-vous ?
Irrfan (avec un sourire un peu gêné) : Il m’est très difficile de répondre à cette question.
MS : Désolé pour la question.
Irrfan : Il y a des films que j’aime comme Maqbool, Namesake, Warrior. Warrior a été en quelque sorte le film qui m’a fait naître, qui a lancé ma carrière. Il y a eu aussi Haasil. Récemment j’ai fait un film qui est très bien et qui m’est vraiment très cher, il s’appelle Paang Singh Tomar. C’est un rôle intéressant. Et il y a The Lunchbox. Il y a en a beaucoup. Il y a une série que j’ai faite à Hollywood qui s’appelle In Treatment qui a été une bonne expérience [ndlt [1] : il y est extraordinaire !]. The Namesake a été très très intéressant à faire. Il y en a vraiment beaucoup, et je ne peux pas en choisir un seul. L’Odyssée de Pi a été aussi très bien. Ils m’ont donné des expériences à chaque fois totalement différentes.
MS : L’Odyssée de Pi a eu un très très grand succès en France.
Irrfan : Vraiment ?
MS : Oui, vraiment. Et The Lunchox qu’on a vu en ouverture du festival a beaucoup plu aussi et va devenir un succès.
Irrfan : C’est très intéressant. Ce que je cherche à travers le cinéma indien… Lorsque vous faites des films, vous essayez de mettre les gens en relation, de les rassembler, et pas uniquement les Indiens, mais tous les gens, vous cherchez une audience universelle, voilà ce que je recherche. J’essaie réellement de faire des films destinés, non pas seulement à une audience indienne ou à une audience américaine, mais à une audience universelle. Cela a été le cas pour L’Odyssée de Pi, pour Slumdog, pour Lunchbox.
Et The Lunchbox n’est pas seulement un film indien, ç’a été quelque chose de très excitant pour moi.
Alineji : C’est un « feel good movie », un film qui fait se sentir bien.
Irrfan : Oui, c’est vraiment un film qui fait se sentir bien. Oui bien sûr, il y a aussi quelque chose qu’on pourrait oublier : une sorte de romance, un film sur l’âme sœur.
MS : Un film humaniste ?
Irrfan : Humaniste. Il veut rapprocher les gens en profondeur.
Alineji : Avez-vous envie de tourner un autre film avec Ritesh Batra ?
Irrfan : Oh oui, ça dépend de l’histoire, j’adorerais travailler avec lui à nouveau. J’ai vraiment apprécié de travailler avec lui. C’est une sorte de… (hésitation), c’est vraiment une belle personne. [ndlt : Irrfan dit littéralement « a gentle soul », une belle âme. Ritesh Batra rencontré quelques jours plus tard, visiblement touché, lui renvoie le même compliment.] Il a une sorte d’innocence en lui, ça le rend attachant. J’aimerais beaucoup travailler avec lui, encore et encore.
Heureusement, j’ai eu la chance de travailler avec des réalisateurs avec qui j’aimerais travailler de nouveau. Ce sont Asip Kapadia, Ang Lee et Tigmanshu Duhlia, Danny Boyle, Vishal Bhardwaj et Anurag Basu en Inde. Ce sont quelques-uns des metteurs en scène avec lesquels j’aimerais tourner encore et encore. Et bien sûr, incontestablement avec Ritesh Batra. Il cherche à obtenir les droits pour son prochain film, ce n’est pas sûr que je joue dedans, mais assurément, s’il a quelque chose pour moi, j’aimerais beaucoup aussi.
Señorita : Vous avez parlé des réalisateurs avec lesquels vous avez tourné. Avec lesquels de ceux pour qui vous n’avez jamais joué aimeriez-vous tourner ?
Irrfan (avec un sourire) : Il y en a des milliers.
Señorita : Les trois premiers alors ?
Irrfan (en riant, après une fausse hésitation) : Truffaut (rires). Il réfléchit de nouveau : Mon favori est…, je ne peux pas en citer uniquement trois. C’est une longue liste.
Alineji : Vous avez souvent tourné dans des premiers films de réalisateurs, depuis The Warrior, jusqu’à The Lunchbox, en passant par Road to Ladakh. Il semble que vous portiez chance à ces jeunes metteurs en scène. Comment les choisissez-vous ? Et n’avez-vous pas envie vous-même de tourner votre premier film ?
Irrfan : Vous voulez dire comme réalisateur ?
Alineji : Oui
Irrfan : C’est une remarque intéressante que vous faites. Ce n’est pas une décision consciente de travailler pour les premiers films de jeunes réalisateurs, mais d’une manière ou d’une autre, j’ai fait des films et c’est une coïncidence si ce sont des premiers films. Pour Vishal Bhardwaj, ce fut son premier film. Pour Tigmanshu Dulhia, Haasil était son premier film, de même pour Vishal Bhardwaj, avec Maqbool, pour The Warrior, pour Ritesh Batra, The Lunchbox aussi. J’ai eu beaucoup de chance de travailler avec ces réalisateurs sur des films qui sont devenus leurs meilleurs films, des points forts de leur carrière. Je n’ai pas cherché à provoquer cela, j’ai été choisi, et j’ai beaucoup de chance d’avoir pris part à ces films et que ces films soient les meilleurs.
Je ne sais pas si je dirigerai un film, je n’en sais rien, mais je ne sais pas si je suis prêt à diriger, parce que je ne sais pas comment écrire un scénario de film. Je suis un peu frustré, parce que je n’ai pas pris le temps de comprendre le fonctionnement de l’écriture cinématographique. Si un jour j’ai la capacité d’écrire mon propre sujet, je réaliserai alors certainement mon premier film. Je le ferai, c’est une chose intéressante en Inde en ce moment de raconter ses histoires, parce que le public est prêt, il attend vraiment de voir de nouvelles histoires, de nouveaux scénarios avec de nouvelles façons de tourner. Je ne sais pas quand je serai capable de traduire un sujet personnel en film, j’attendrai d’avoir cette opportunité.
MS : La France est-elle une plate-forme importante pour le cinéma indien ? Ou est-ce une niche ?
Irrfan : Oui, en France, je pense, il y a beaucoup trop de moyens de divertissement. Le cinéma en est seulement un. On doit faire des films qui peuvent parler au public français… J’aimerais bien que le cinéma indien soit diffusé dans le monde entier, nous avons besoin de metteurs en scène qui puissent le faire. Ritesh Batra en est un, dans cette génération. Pour la première fois, son film, un film indien voyage partout dans le monde. Et on trouve de plus de plus de réalisateurs.
Señorita : En France, il y a une grande variété de nationalités aussi. On a accès a de très nombreux cinémas, on peut voir des films indiens, iraniens. Peut-être que le public est prêt pour un nouveau type de cinéma indien. L’accueil de The Lunchbox sera probablement déterminant…
Irrfan : Même pour l’Inde, The Lunchbox est un nouveau film. Le cinéma indien, l’industrie du film indien est en train de changer très, très, très rapidement, incroyablement vite, chaque semaine cela change. Parce que que l’audience s’accroît, cette audience est stimulante pour les metteurs en scène pour faire des films différents. L’industrie indienne croît maintenant très vite et est maintenant dans une très bonne position. Donc, on pourrait trouver des réalisateurs qui peuvent atteindre une audience universelle, un marché pour leurs films en Europe, en Amérique et dans les différentes parties du monde qui recherchent cela.
Señorita : Quels sont vos plans, vos projets maintenant ?
Irrfan : Je viens juste de terminer un film totalement commercial qui s’appelle Gunday, avec Yash Raj films, et je suis en train de lire des scripts, cinq en ce moment, et je ne sais pas encore lequel commencera en premier, j’attends de voir quel est le premier qui rentrera en production.
MS : Avec la qualité de votre interprétation, vous devez avoir un tas de propositions de films en Amérique ?
Irrfan : Oui, c’est vrai, j’ai pas mal de choix en Amérique. Je suis en train de rechercher des scripts en provenance de France, d’essayer d’en trouver qui soient des collaborations entre l’Inde et la France. Je suis encore en attente d’une histoire qui m’accroche, qui m’engage, qui me retienne. C’est vraiment ce genre de choses que je recherche entre la France et l’Inde, ou bien l’histoire d’un metteur en scène français, qui traite de l’Inde ou avec un personnage indien. J’aimerais vraiment beaucoup faire ça, avec un de vos réalisateurs. [ndlt : alors, SVP, Mesdames et Messieurs les réalisateurs, vous savez ce qu’il vous reste à faire, ne vous — ne nous — privez pas de ce très grand acteur !]
Alineji : Vous avez parlé de Qissa. Pensez-vous que le film pourra être vu en France ?
Irrfan : C’est difficile à dire. L’avez-vous vu ?
Alineji : Je n’ai vu que la bande annonce qui est très émouvante, notamment pour le personnage que vous interprétez et pour l’histoire de la relation entre le père et son fils-fille.
Irrfan : Oui, son fils-fille. C’est un film très très sérieux, et il agit à différents niveaux, différentes couches de récit. Il y a une histoire et, au-dessous, beaucoup d’histoires sous-jacentes. Il y a aussi une approche philosophique, culturelle et sociologique des choses. C’est un film très intéressant. Le scénario est très particulier, unique et le metteur en scène vient d’une grande tradition [ndlt : de réalisateurs], il a travaillé avec Mani Kaul et Kumar Shahani, et son conte est très intéressant. Son style est fascinant. Il a un agent, je pense que c’est lui qui pourrait vous dire si le film sortira en France ou non. J’espère que vous parviendrez à voir ce film, parce qu’il pourrait vraiment parler à votre public. S’il sortait en France, les gens auraient une opinion très différente du cinéma indien je pense.
Marc Seviran, Señorita, Alineji, Gandhi Tata : Merci beaucoup !
Irrfan (en français) : Bonjour ! Merci beaucoup !
Quelques derniers mots, toujours à propos de Qissa, puis Irrfan accepte de préciser sa date de naissance sur sa biographie Fantastikindia [c.a.d. le 7 janvier 1967], puis de signer les autographes et se prête volontiers au jeu des photographies.
Et, c’est François Vila (d’Extravagant India !), à qui nous adressons un grand merci pour avoir permis cette conversation, qui vient faire la photo finale. Irrfan se montre très intéressé par le résultat.
Propos traduits par Alineji, revus et amendés par Señorita (qui avait traduit auparavant nos questions en anglais). Montage et sous-titrage des vidéos par Gandhi Tata.
[1] note de la traductrice