Minsara Kanavu
Traduction : Rêves électrisants
Langue | Tamoul |
Dir. Photo | Ravi K. Chandran, Venu |
Acteurs | Kajol, Arvind Swami, Prabhu Deva, Nasser, Girish Karnad, S. P. Balasubrahmanyam, Arundathi Nag |
Dir. Musical | A. R. Rahman |
Parolier | Vairamuthu |
Chanteurs | KK, Sadhana Sargam, Shankar Mahadevan, Srinivas, Anuradha Sriram, Hariharan, Sujatha, Malgudi Subha, S. P. Balasubrahmanyam, Unni Menon, Malaysia Vasudevan, Febi Mani, Chitra |
Producteurs | M. S. Guhan, M. Saravanan, M. Balasubramaniam |
Durée | 153 mn |
Le retour de Kajol dans le cinéma tamoul — avec le tant attendu Velaiilla Pattadhari 2 — est l’occasion de revenir sur sa toute première incursion dans les cinémas du Sud ; une aventure cinématographique qui lui valait de remporter le Filmfare Award de la meilleure actrice en 1997 ! En effet, il y a 20 ans déjà, sous la musique incroyable du maestro A.R. Rahman et la direction du non moins doué Rajiv Menon, Kajol ravissait le public avec Minsara Kanavu, une comédie romantique… électrisante !
La pellicule vient tout juste de démarrer, après un générique tout ce qu’il y a de plus survolté, qu’on est déjà envoûtés par le charme incandescent de Priya — alias Kajol —, jeune fille allègre à la grâce désinvolte…
… elle a fait cependant le choix de rentrer dans les ordres et de se consacrer à l’amour mystique de Dieu et de son prochain, ce que son entourage masculin et patriarcal ne voit pas d’un bon œil. Son père (Girish Karnad) voudrait la ramener à tout prix vers la « raison » — la sienne évidemment —, et Thomas (Arvind Swamy), qui en est tombé éperdument amoureux, souhaiterait gagner son cœur — et la « sauver » par la même occasion. Deva (Prabhu Deva), beau parleur, et coiffeur excentrique à ses heures perdues, désirerait aider son ami Thomas dans son entreprise salvatrice, mais lui aussi a été ravi par le charme de la belle — c’est vrai que Priya est un « rêve électrisant » !
Priya préfère toutefois le cloître aux fourneaux. C’est son choix. Mais dans ce monde peuplé d’hommes aussi justes qu’ordonnateurs, personne n’a envisagé, ne serait-ce qu’une seule fois, qu’elle voudrait et pourrait prendre ses propres décisions, quelles qu’elles soient, quoi que l’on pense. L’idéal de la pativrata — épouse dévouée à son dieu-mari [1] — plane comme une évidence terrible sur son avenir, qui ne semble plus lui appartenir…
En 2h30, et malgré un scénario convenu, ce film de commande se révèle être un bon divertissement dans son genre : AVM Productions voulait commémorer son cinquantenaire et cherchait désespérément un réalisateur pour s’atteler au projet. Rajiv Menon remplit amplement le contrat avec un film sans grandes prétentions.
Comédie romantique, Minsara Kanavu est une romance de découverte et de transition construite autour d’un triangle amoureux tout ce qu’il y a de plus traditionnel. L’amitié masculine est encore mise à l’épreuve — par une représentante du genre féminin, évidemment — et les jeunes et jolies filles sont toujours aussi fichtrement difficiles à énamourer. Rien de nouveau sous le soleil de l’Inde.
Toutefois, Rajiv Menon, savant faiseur de jingles publicitaires, construit son film autour de saynètes d’une efficacité redoutable — aussi mièvrement charmantes qu’invraisemblablement rocambolesques — et laisse surtout Kajol, dans toute sa splendeur et par son seul talent d’actrice, séduire et ravir le public (ainsi que ses deux comparses masculins). Elle porte vraiment le film sur ses épaules, à tel point que l’on parvient à oublier l’existence des amoureux transis… in fine, ils ne sont là que pour faire du remplissage.
L’espiègle et belle Priya (Kajol) est à la tête d’une armée de jeunes filles en fleur. Rêvassant, s’évadant, florissant, elle s’embellit au contact et dans l’exaltation de la nature. Que désire-t-elle sinon vivre et s’épanouir ? Dans Poo Pookum Oosai les sommets himalayens ont remplacé les pâturages suisses, et les rivières sont peuplées par des jeunes filles radieuses émerveillées par la création de Dieu — et nous par leur grâce, pardi !
Ça vrombit et ça bourdonne, ça tinte et ça grelotte, ça croisse et ça sifflote. Ça pourrait être un énième clip naïf et infantilisant avec son lot de jolies nymphettes ingénues attendant le prince charmant ou la brute épaisse, mais…
… mais douces onomatopées que les paroles mélodieuses et pieuses de Poo Pookum Oosai. Plus qu’une chansonnette prêchi-prêchant les enseignements du prophète Michel Fugain (tout le tralala de vivre d’air pur et d’eau fraîche comme les oiseaux), Poo Pookum Oosai ouvre intelligemment le film en proposant une échappatoire bucolique à la réclusion.
En effet, très jeune, Priya a perdu sa mère ; et son père, un homme d’affaires très affairé, a dû la placer dans un internat catholique tout ce qu’il y a de plus strict et exclusif… Comment retenir cependant l’élan d’une jeunesse rêvant d’espaces ouverts et d’émotions intenses ? Comment signifier, très prosaïquement, que l’on peut espérer d’autres choses de la vie ? En deux temps trois mouvements, un match de basket et quelques clapotis-clapotas, on s’évade, ne serait-ce que l’instant d’un moment, avant de faire des choix décisifs, des choix contradictoires, des choix de vie…
Bien que son père l’aime d’un amour incommensurable, cet homme d’affaires ne peut se charger de l’éducation de Priya. Elle grandit donc entre cierges et liturgies dans un cadre rigoureux et monacal baigné par l’amour inconditionnel du Christ. Elle ne connaît rien d’autre, c’est le monde auquel elle croit appartenir.
Le moment de sa graduation venu, elle pourrait intégrer les meilleures universités. Intelligente, elle a l’embarras du choix. Cependant, Priya a une autre idée en tête, son choix est fait : elle veut entrer dans les ordres [2] ! C’est sa décision, mais cette élection est insupportable pour tous ces hommes qui préféreraient orienter ses décisions et la voir mariée. On tente de la dissuader, on ne la laisse même pas s’expliquer, quelqu’un a dû certainement l’influencer et elle s’est laissée berner. La pauvre ! C’est sûr, c’est une jeune femme, le four à pain et le four à marmaille c’est son destin.
Pourtant tout indique que Priya peut s’épanouir dans le projet qu’elle a elle même élaboré : la tendresse des paroles et de la voix dans Anbendra feraient frémir les moins croyants, l’angélique Kajol pourrait faire fondre le cœur des disciples les plus extrémistes de Jean Messelier, c’est dire !
De tous les films indiens que nous ayons vus il s’agit-là du seul qui fasse — enfin ! — une représentation dépourvue de clichés des catholiques indiens ; l’affreux Josh, avec le non moins laid Shah Rukh Khan, en témoigne minablement. On peut cependant imaginer que cette atmosphère syncrétique catholique, imprégnant tout le film, soit demeurée confuse pour l’audience du Nord, et qu’avec son doublage plus que médiocre ce soit là une des raisons de son échec relatif au box-office dans le nord du pays.
Thomas (Arvind Swamy) veut gagner le cœur de Priya, mais quand il lui fait face il s’effondre. Il ne sait pas comment s’y prendre, les mots lui manquent, son cœur chavire. Par chance, il a rencontré Deva (Prabhu Deva), coiffeur de son état, bonimenteur notoire, séducteur de femmes quand il ne les passe pas à la shampouineuse.
Thomas parvient à convaincre son nouvel ami de commettre ce sacrilège : arracher Priya des griffes de l’obscurantisme religieux. Elle n’a bien sûr rien demandé, mais les deux comparses — des gentlemen qui, paraît-il, connaissent et respectent les femmes — pensent savoir ce qu’est le mieux pour elle… à quoi bon donc lui poser la question ?! Depuis quand s’encombre-t-on de telles subtilités avec les filles de Parvati ? Ha ! Quoi qu’il en soit, ce qui perturbe ces deux poteaux c’est qu’en devenant nonne ils ne pourront plus mater ni reluquer Priya, leur motivation n’est pas ambiguë.
Ainsi, lors d’une rencontre tout ce qu’il y a de plus improbable, c’est l’occasion pour Deva de sortir le grand jeu et d’en mettre plein la vue à Priya. On ne le répétera jamais assez, les filles raffolent de ça…
C’est savoureux : il la taquine et la fait enrager, elle ne s’en laisse pas compter et remet en place le goujat prétentieux. Priya manifeste clairement ses sentiments par rapport au mariage, elle sait aimer, elle veut aimer, mais ne souhaite pas de cette institution — horizon d’« épanouissement » féminin par excellence — qu’elle sait être une prison. Pour l’instant, elle tient bon et résiste, on ne va pas lui dicter ce qu’elle doit faire.
Nouvelle tentative de Thomas et Deva pour taper dans l’œil de Priya. Mas rien ne va, leur plan savamment construit — millimétré — s’écroule sous leurs yeux effarés. Guru (Nassar), leur compère aveugle, tente désespérément d’empêcher que Priya ne se rende compte du subterfuge, il pousse alors la chansonnette. C’était sans compter avec Priya, chanteuse hors pair.
K.S. Chitra — chanteuse multi-récompensée — prête sa voix à Kajol et remporte haut la main le Silver Lotus Award de la meilleure chanteuse de playback ; elle est accompagnée de Srinivas, un inconditionnel du bon vieux Mani Ratnam. Les paroles d’Ooh La La La sont à l’image du film : sans être une profession de foi, un credo mystique, c’est un mélange syncrétique et astucieux entre tradition hindoue et religiosité catholique… sans oublier sa chorégraphie drôlatique et fluide, ainsi que sa musique particulièrement entraînante. Que du bonheur !
S’il y avait une recette pour avoir la pêche, c’est bien celle d’écouter Ooh La La La. On n’avait jamais vu Kajol aussi belle et ardente.
Thomas a bon cœur, mais il ne comprend pas Priya, il croit idiotement qu’il suffit de l’aimer et de quelques escobarderies pour gagner son cœur. La bonne blague ! Pour sa nouvelle tentative il n’arrivera pas à l’heure. Dépannage amical : Deva tente de gagner du temps, il essaye de distraire la belle aimée…
… et voilà que l’inespéré s’abat sur eux. Il suffit d’une nuit au clair de lune, d’une chanson et de quelques notes et pas à l’unisson pour que les vrais sentiments, ceux enfouis, inconnus, enterrés, (re)fassent surface.
On peut regretter que Vennilave annonce un revirement dans la décision de Priya. On peut enrager qu’il suffise de quelques jolies paroles et de deux ou trois dandinements maîtrisés pour séduire une femme intelligente et décidée. On peut en avoir marre de ces facilités scénaristiques qui rassurent les hommes dans leur rôle conquérant. Nous pouvons toutefois nous consoler par la beauté des gestes, et surtout nous pouvons nous consoler en imaginant que Priya apprend d’abord et avant tout à mieux se connaître… comme si l’attraction physique et le bon sang de bon dieu d’« amour » n’étaient là que pour lui permettre de se remettre en question.
Kajol a avoué combien ce fut difficile, plus de trente prises pour quelques pas dans Vennilave Vennilave !
… Kajol sa robe verte, ses cheveux magnifiques…
Priya a été bien plus courageuse que tous les autres, elle a pris les choses en main et a déclaré sa flamme à Deva. Alors qu’il devait aider Thomas, le shampouineur magnifique découvre les sentiments qu’il éprouve pour la jolie jeune femme. Ces derniers sont cependant inacceptables car ils reviendraient à renier l’amitié qu’il a tissée avec Thomas.
(Et puisque l’amitié masculine doit toujours triompher de la perfidie féminine, pourquoi ne feraient-ils pas le petit train tous les deux ? Tchak tchak tchak, ils prendraient certainement beaucoup de plaisir).
Deva croit alors trouver refuge dans les bas-fonds, entre alcool et prostituées… Comme Devdas ? Précisément, bien que plus conventionnelle et moins gaie, Vennilave n’a rien à envier au Chalak Chalak de Shah Rukh Khan et de Jackie Shroff dans le Devdas de Sanjay Leela Bhansali ; ou encore au Main Deewana Hoon de Yeh Dillagi avec l’homme au regard reptilien (Saif Ali Khan, l’homme-qui-chassait-les-espèces-protégées-avec-son-ami-l’ignoble-misérable-et-crétin-Salman-Khan-qui-battait-les-femmes-dixit-« par-amour »).
… on ne rappellera jamais assez les vertus consolatrices de l’alcool. Les cinémas du monde, notamment en Inde, ne se sont pas gardés de le souligner et de le figurer avec fréquence… Mais malgré le goût apaisant de la boisson, Deva ne peut oublier la jeune fille, son sourire, son regard, ses taquineries et ses provocations. Mais pourquoi Priya est-elle tombée amoureuse de lui ?
Thomas se met à rêvasser de toutes ces choses qu’il voudrait faire à Priya — Zorro ! Décidément il ne l’a jamais comprise et n’a agi que par caprice… C’est un moment décisif du film, les yeux de Priya vont s’ouvrir sur ces deux gaillards de bonshommes qui lui tournent autour.
Mais auparavant, même si ce n’est qu’un rêve éveillé, voilà Priya renvoyée — parce qu’il fallait passer par là et qu’il n’en pouvait être autrement — à l’image idéale de la femme : idéalement fragile et naïve, obligatoirement sensuelle, suscitant inévitablement le désir, cherchant à plaire sans s’en rendre compte tout en étant consciente de le faire… corps sexualisé offert au regard.
On assiste à une énième variante de la scène du « sari mouillé » [3] : il fallait bien humecter le corps de Priya pour faire ressortir ses formes provocatrices et coupables, il fallait — la mouillant, la dandinant sous l’eau en mode waterproof — tenter d’apaiser la lubricité juvénile propre à son sexe. Pauvre Thomas ! Il ne cesse de le répéter dans ses lamentations plaintives, il est victime de cette jeune femme ensorcelante, comment va-t-il réussir à contrôler ses pulsions ? Lui, c’est un être désirant ; elle, une créature aguichante qu’il faudrait cueillir, qu’il faut prendre.
Pour sa première, et jusqu’alors unique incursion dans le cinéma de Kollywood, Kajol faisait un choix intéressant en collaborant avec Rajiv Menon [4]. Minsara Kanavu amuse et interroge. Derrière la superficialité de son scénario, le film soulève des questions sur le traitement des personnages féminins dans les industries cinématographiques indiennes.
Certes, la bobine n’est pas très originale, elle n’est en rien dénonciatrice, les stéréotypes genrés sont toujours là et le dénouement est somme toute assez prévisible ; mais le rôle de Kajol et la touche qu’elle apporte offrent au film une fraîcheur et une certaine intelligence absentes de bien d’autres productions.
Finalement on s’éprend de Minsara Kanavu parce que l’on s’éprend de Priya, et que l’on espère qu’elle ne s’en laissera pas conter, qu’elle ne se laissera pas faire. On y croit avec foi.
[1] Cf. Catherine Weinberger-Thomas, « Cendres d’immortalité. La crémation des veuves en Inde », Archives de sciences sociales des religions, 1989, vol. 67, n°1, p. 9-51 ; ou encore Martine Van Woerkens, Nous ne sommes pas des fleurs : Deux siècles de combats féministes en Inde, Paris, Albin Michel, 2010.
[2] Désespéré, le père de Priya use et abuse d’artifices pour la détourner de son entreprise religieuse, lui organisant des rencontres avec des prétendants aussi idiots que mafieux, s’inventant une maladie avec la complicité de médecins sans aucune déontologie… Et voici Priya devenue patronne d’une usine de fabrication de sous-vêtements masculins !
[3] Rachel Dwyer, « The Erotics of the Wet Sari in Hindi Films », South Asia, vol.23, n°1, 2000, p.143-159
[4] Réalisateur ayant fait ses armes comme directeur de la photographie auprès du grand Mani Ratnam. On lui doit le travail sur la lumière dans Bombay et Guru.