Rangoon
Traduction : Rangoun
Langue | Hindi |
Genre | Drame |
Dir. Photo | Pankaj Kumar |
Acteurs | Saif Ali Khan, Shahid Kapoor, Kangana Ranaut, Richard McCabe, Satoru Kawaguchi, Saharsh Kumar Shukla |
Dir. Musical | Vishal Bhardwaj |
Paroliers | Gulzar, Lekha Washington |
Chanteurs | Sunidhi Chauhan, Arijit Singh, KK, Sukhwinder Singh, Rekha Bharadwaj, Dominique Cerejo, Vivienne Pocha, Kunal Ganjawala |
Producteurs | Vishal Bhardwaj, Sajid Nadiadwala |
Durée | 153 mn |
En 1943, la Seconde Guerre mondiale fait rage jusqu’en Asie. Mais cela ne trouble pas Miss Julia (Kangana Ranaut), une actrice de films d’action un peu écervelée qui ne pense qu’à sa carrière et à Rustom « Rusi » Billimoria (Saif Ali Khan), son producteur qu’elle rêve d’épouser pour s’acheter une respectabilité. Celui-ci est déjà marié mais il pourrait bien se laisser tenter et franchir le pas avec celle qu’il considère comme sa création.
Lors de la première d’une nouvelle production, le major Harding (Richard McCabe), un officier anglais de haut rang qui se pique de parler hindi et de réciter de la poésie ourdoue, demande à Rusi Billimoria le concours de Miss Julia pour soutenir le moral des troupes indiennes de l’armée britannique sur le front en Birmanie. Miss Julia refuse mais son avis compte peu et Rusi parvient à la mettre dans un train en partance pour Rangoun. Sa sécurité personnelle est censée être assurée par le sergent Nawab Malik (Shahid Kapoor), un sous-officier héroïque qui avait réussi à s’évader des geôles japonaises où il avait été jeté après avoir été capturé lors d’une escarmouche.
Dans le même train, les activistes de l’Armée nationale indienne [1] transportent en secret une épée de très grande valeur. Elle est destinée à être vendue pour permettre d’acheter des armes qui serviront non à combattre les Japonais mais les colons anglais déjà très occupés par « leur » guerre…
Vishal Bhardwaj, le scénariste-réalisateur de Rangoon, est un amoureux de cinéma qui le montre une fois de plus en émaillant son film d’innombrables références dans une mise en abyme fascinante. La scène d’ouverture très spectaculaire rappelle Il faut sauver le soldat Ryan tandis qu’un peu plus loin, deux protagonistes enlacés évoquent irrésistiblement Tant qu’il y aura des hommes. L’action se déroulant à partir de 1943, les auteurs se sont cependant avant tout efforcés de reconstituer avec autant de minutie que de malice le cinéma hindi de cette époque. On remarque ainsi par exemple le clin d’œil à Baburao Patel, le célèbre éditeur du magazine Filmindia, en tant que journaliste venu couvrir les spectacles sur le front. Mais c’est surtout au travers de Miss Julia, incarnée par une Kangana Ranaut éblouissante, que nous sommes plongés dans ce qu’on a pu appeler le premier âge d’or de Bollywood. Elle joue avec délectation une héroïne de stunt movies, ces comédies d’action trépidantes qui enchantaient le public dès la fin des années 1920. Emmenés par des femmes redresseuses de tords qui réalisaient en général elles-même leurs propres cascades, ce cinéma inversait les codes tels que nous les connaissons aujourd’hui : elles tenaient le haut de l’affiche tandis que les hommes étaient, au mieux, cantonnés dans des rôles de méchants un peu idiots.
Si Julia reprend quelques traits d’Ermeline comme son adresse à l’épée, son modèle est principalement celui de Fearless Nadia qui a fait les beaux jours de la seconde moitié des années 1930. Comme son illustre prédécesseure, Miss Julia porte cape, masque et chapeau. Elle use du fouet comme personne —
Hunterwali (1935) —, monte à cheval — Lutaru Lalna (1938) —
et n’hésite pas à dérouiller les bandits sur un train en marche — Miss Frontier Mail (1936). Mais les auteurs ont aussi pris soin de s’éloigner du personnage en lui inventant par exemple un cri de ralliement propre, Bloody Hell !, là où la vraie Nadia entonnait un beaucoup plus sage Hey-y-y-y !.
Ils s’écartent également de la réalité en ce qui concerne l’ « amant » de Julia. Rusi Billimoria a bien quelques ressemblances avec les frères parsi Homi et J.H.B. Wadia, respectivement réalisateur/futur mari et producteur/découvreur de Nadia, mais on ne leur connaît pas de si méchant fond. Rusi Billimoria est un lâche égocentrique qui se vante d’avoir acheté Julia pour 1000 roupies alors qu’elle était une petite gitane de 14 ans. C’est en réalité une caricature qui vire par moments à la farce, qui pourrait sembler avoir été créée pour nous détourner de ce qui est officiellement le sujet du film : l’action de l’Armée nationale indienne pendant la seconde guerre mondiale.
Vishal Bhardwaj a dit en interview que Rangoon était un hommage à Subhash Chandra Bose sur fond de triangle amoureux. Il laisse cependant planer le doute en ajoutant, contre toute évidence, que Miss Julia n’était en rien inspirée par Fearless Nadia. Pourtant l’action se situe pendant un moment clé de l’histoire indienne : les Japonais sont en Birmanie, aux portes de l’Inde, et un groupe indépendantiste armé mené par Netaji Bose [2] a choisi de s’allier à l’envahisseur pour chasser les Anglais d’Inde. Ce contexte se prête remarquablement à un film lacrymal tel que Shaheed (1948) par exemple. Mais Vishal Bhardwaj peine à emporter l’adhésion patriotique et on ne peut s’empêcher de penser que c’est un choix conscient. Chaque fois qu’une situation pourrait glorifier la « cause », il détourne l’attention avec une exagération souvent comique, comme un enfant qui fait une promesse en croisant les doigts dans le dos. Le film ne dissipe pas la controverse autour de l’Armée nationale indienne. À l’inverse, il y contribue en étant tellement ambiguë qu’on peut lui faire dire tout et son contraire. Un spectateur convaincu que Netaji Bose était un patriote qui aurait pu sauver l’Inde de la domination britannique ne sera pas (trop) contrarié. Celui qui, comme l’auteur de ces lignes, ne peut se résoudre à ce que la fin justifie les moyens, ne sera pas choqué non plus. Rangoon est un peu comme un mouvement de tête indien ; on ne sait pas toujours si c’est un oui ou un non.
Car peut-être la vérité est à aller chercher au-delà de la simple démonstration. Miss Julia fait résolument penser à Miss India de Oh Darling Yeh Hai India dans un film qui nous parle cette fois de l’Histoire indienne. Elle personnifie l’Inde, infantilisée par ses maîtres et qui se réveille à la conscience d’elle-même au tournant de la guerre. Elle est au centre d’une histoire qui fait intervenir les roitelets qui l’ont vendue aux Anglais et les petites gens de l’intérieur qui se sont levés pour arracher son indépendance. Il s’agit du simple sergent Nawab Malik mais aussi ceux que l’on n’attend pas comme Zulfi (Saharsh Kumar Shukla) et Mema (Lin Laishram). C’est avant tout une histoire indo-indienne dont les Japonais, à l’image du prisonnier Hiromichi (Satoru Kawaguchi), ne sont que spectateurs.
Plus loin encore, on peut imaginer que Jawab Malik, le sergent héroïque presque mutique, est une figure allégorique de Netaji Bose et de son mouvement, venus libérer l’Inde presque contre son gré après l’avoir séduite. De son côté, Rusi Billimoria pourrait symboliser un parti du Congrès dynastique qui ménage la chèvre et le chou au point de s’accommoder de la présence anglaise. Cette vision donnerait un sens politique très fort à la scène finale que certains ont pu trouver presque ridicule tellement elle est grandiloquente. Même sans adhérer au message qu’elle véhicule [3], on ne peut qu’admirer la beauté poétique de sa réalisation.
Et lorsque le générique de fin commence, on se remémore tous les passages qu’on a vu sans comprendre. Le jeu de séduction dans la boue, Miss Julia qui se mue en Antigone, le général anglais qui devient de plus en plus monstrueux à mesure que le dénouement approche, les paroles des chansons, Julia et le prisonnier japonais qui ne se comprennent pas, Rusi Billimoria si proche des Anglais dans son propre intérêt, son père désabusé qu’on consulte comme un oracle… Il y a tant de moments extraordinaires qu’on peut interpréter de plusieurs manières parfois différentes et même contradictoires que cela donne le vertige.
Malgré son extrême sophistication, Rangoon parvient à conserver son unité jusqu’au bout. C’est une seule et même histoire linéaire et sans temps mort où tous les acteurs excellent sous la baguette du maître. Du dernier figurant à la plus grande vedette, ils sont tous très investis. Saif Ali Khan est remarquable dans peut-être sa meilleure interprétation depuis Omkara. Shahid Kapoor est une fois de plus très impressionnant avec une présence physique éblouissante. Kangana Ranaut est un bonheur de tous les instants. Qu’elle danse, qu’elle fasse le clown, qu’elle pleure, qu’elle dise une ânerie ou qu’elle ouvre son cœur… elle est simplement merveilleuse. Même Richard McCabe qu’on pourrait trouver irritant par moments fait l’immense effort de parler hindi sans être doublé.
Si la photographie de Pankaj Kumar flatte les yeux comme rarement dans un film indien, la musique de Vishal Bhardwaj sur des paroles de Gulzar est un enchantement. Superbement chorégraphiées, les chansons s’intègrent parfaitement à la narration et procèdent elles-aussi de la richesse du film. Ainsi Bloddy Hell dénonce sur un rythme entraînant et à travers de paroles à double sens la collusion de l’élite indienne avec les colons britanniques. En même temps, elle se moque avec délectation de l’aveuglement des Anglais qui ne comprennent pas de quoi elle retourne.
La film est même tellement riche qu’il peut se permettre de couper au montage Ek Dooni Do, un morceau dansé par la ravissante Shriswara et qui s’écoute en boucle. Destiné à rappeler les numéros de cabaret de Cuckoo [4], il a été réalisé par Farah Khan en un seul plan-séquence étourdissant, un première peut-être à Bombay. La célèbre chorégraphe est également l’auteure de Tippa tournée dans un train à l’image de Chhaiyaa Chhaiyaa dans Dil Se…, une référence de plus à un film qui traite de libération sur fond de romance ; à moins que ce ne soit l’inverse…
Quelque soit le niveau de lecture, Vishal Bhardwaj réalise avec Rangoon probablement son film le plus ambitieux. On pourra se contenter de la romance sur fond de guerre, s’amuser des très nombreux clins d’œil cinématographiques, s’esclaffer devant les bouffonneries de certains personnages, sourire aux bons mots, s’extasier de la mise en image spectaculaire, s’interroger sur la pertinence de la présence — ou même parfois de l’absence — de chaque allusion, ou se laisser emporter par sa vision poétique et politique inspirée. Bien sûr, il est aux antipodes de ce que Bombay nous offre habituellement, et malheureusement le public indien en a été déconcerté. Mais est-ce si grave ?
[1] L’Armée nationale indienne ou INA (Indian National Army), dirigée par Subhash Chandra Bose, luttait en 1943 aux côté des Japonais contre les Anglais en Birmanie puis dans les mois suivants, en Inde-même.
[2] Subhash Chandra Bose avait fondé préalablement la légion SS de l’Inde libre qui sera transférée à la Waffen-SS en 1944.
[3] Il fait peu de doute que « l’ogre britannique » avait décidé de laisser l’Inde devenir indépendante avant que Netaji Bose mène son action pendant la guerre. Il n’a donc pas été nécessaire de le décapiter, même s’il est possible que l’existence de l’INA ait contribué à accélérer la décision de quitter le Sous-continent. En revanche, le numéro de funambule final est si pertinent qu’il en devient émouvant.
[4] Pour être juste, Ek Dooni Do est un peu anachronique car Cuckoo n’a dansé ce type de chanson qu’à partir de 1948.