Quelques jeunes gens attablés à la terrasse d’un café discutent joyeusement lorsqu’un homme traverse la baie vitrée du deuxième étage pour s’écraser à leurs pieds. Ils lèvent la tête et ont à peine le temps d’apercevoir une femme, à l’évidence misérable, qui regarde l’homme rendre son dernier souffle.
Elle s’appelle Shabri (Isha Koppikar). Avec un pauvre travail dans un moulin du bidonville, elle soutient sa famille composée de ses parents et de son jeune frère Bandya. Ce dernier, des rêves plein la tête, tourne autour de Mourad (Raj Arjun), un petit bookmaker qui l’a pris en affection. Un jour, Bandya est embarqué presque par hasard par la police lors d’une descente dans une affaire qui ne le concernait en rien. Il est extrait une nuit de sa cellule pour être torturé à mort, et son corps, criblé de balles, est retrouvé un peu plus tard…
Lalit Marathe avait commencé son cheminement dans le cinéma par l’écriture des scénarios de Swades et de Bhoot. Il espérait sans doute que sa première réalisation l’amène enfin dans la cour des grands, celle des auteurs qui comptent à Bollywood. Après plusieurs mois de siège du bureau de Ram Gopal Varma, il a enfin pu obtenir que Ramu associé à Adlabs le produisent. Dès lors, le tournage et une grande partie de la post-production ont pu être effectués sans encombre en 2006. Il ignorait cependant que Shabri serait un de ces films maudits dont on parle encore des années plus tard.
Car au moment où la sortie en salles allait être envisagée, RGV a subi le désastre ravageur de Ram Gopal Varma Ki Aag. Le coté radical de l’œuvre de Lalit Marathe ne lui laissait guère d’autre choix que d’en retarder la distribution pour ne pas risquer d’ajouter un second échec à son image déjà très abîmée. Shabri a donc été rangé dans des boites en attendant une opportunité …
A 30 ans, Isha Koppikar fondait elle aussi beaucoup d’espoirs sur ce film. Sa carrière se composait à ce moment-là de quelques item-numbers — dont le très remarqué Khallas de Company — et de seconds rôles dans des séries B au comique un peu lourd. Le personnage de Shabri était l’occasion de sa vie ; la chance de donner sur le tard une crédibilité toute neuve à ses talents d’actrice. Malheureusement, chaque année d’attente d’une hypothétique sortie l’éloignait un peu plus du firmament.
En 2009, après trois ans passés à se morfondre, Lalit Marathe n’y tient plus et tente de rallier les cinéphiles à sa cause. Il pétitionne sur Facebook et propose une première bande-annonce. Peine perdue, RGV reste intraitable en allant jusqu’à refuser de présenter le film dans un festival international. Il faudra attendre août 2011, près de cinq ans après la réalisation, pour qu’enfin les conditions d’une sortie en salles soient réunies. Mais il était trop tard. Lalit Marathe s’était tourné depuis longtemps vers la télévision tandis qu’Isha Koppikar avait fini par renoncer au cinéma pour s’investir dans l’hôtellerie aux côtés de son époux.
Le rejet par le public indien est aussi franc que brutal. Shabri ne résiste même pas une semaine en ne rapportant que 27 lacks, soit environ 400 fois moins que Bodyguard. Le désastre est tel que le revenu d’exploitation n’a probablement même pas couvert le coût de fabrication des copies.
Il faut reconnaître que Shabri s’éloigne considérablement de ce qu’il est habituel de voir dans la production de Bombay. Même pour un spectateur occidental habitué des excentricités auteurisantes, c’est un film bien singulier. Il est conçu pour choquer le spectateur accoutumé aux grandes histoires très commerciales ; sans aller bien sûr au delà de ce que la prude censure indienne autorise.
La première surprise d’ampleur vient de l’image, si sombre, si peu contrastée et à la tonalité quasiment monochrome, qu’elle en est difficile à lire. Au premier abord, on pense à un problème technique, mais il faut se rendre à l’évidence, c’est un choix artistique extrême et délibéré, unique dans le cinéma de Bollywood. Les premiers instants de visionnage sont presque douloureux. Le film ne peut se regarder que dans le noir complet. Le son prend un relief particulier dans cet univers visuel sépulcral. Chaque parole claque, la musique de fond devient intense, les hurlements n’en sont que plus impressionnants. Cette esthétique particulière a dû faire fuir plus d’un spectateur, mais pour celui qui résiste, l’immersion est totale. On ne peut pas s’échapper et on n’en sort que lorsque la lumière se rallume.
Être immergé dans un palais de maharaja, pourquoi-pas, mais c’est dans un bidonville que Lalit Marathe nous emmène. Il n’y a pas à proprement parler de décors, le film a été tourné dans des lieux réels des faubourgs de Bombay. Il est même difficile de dire si ceux que l’on entraperçoit dans les ruelles innommables sont des figurants ou les habitants de cet endroit de misère. La « maison » de Shabri est une sorte de cabane au sol en terre battue, faite de planches et pierres récupérées. Le dénuement est incroyable. À un moment, le père de Shabri lui mendie 5 roupies pour aller acheter de l’alcool. Existe-t-il un enfer où il est possible de s’aviner pour moins de 9 centimes ? Il semble que ce soit le cas…
Comme si cela ne suffisait pas, Shabri a décontenancé le spectateur indien par son actrice principale. Isha Koppikar est une femme ravissante qui a participé à de nombreux défilés de mode, mais au prix de quatre heures de maquillage quotidien, tous ses attraits ont été gommés. Le personnage qui nous est donné à voir est physiquement d’une fadeur extrême, toujours enveloppée d’un unique sari crasseux. Et c’est sur les épaules de cette fille de rien que le film repose intégralement. Bollywood essaye de temps à autre de mettre en avant un personnage féminin fort, mais le succès est aléatoire. Qu’il s’agisse de Vidya Balan, de Kareena ou de Karisma Kapoor, ou de Sridevi, l’actrice principale bénéficie pourtant toujours d’une forte notoriété et est montrée sous son meilleur jour. Ici, l’auteur a choisi une actrice peu connue et l’a banalisée — deglamourized en anglais — pour la faire coller à cet univers des bas-fonds. Échec commercial assuré.
Shabri est en effet le seul personnage féminin du film. Au détour des images, on entraperçoit fugitivement quelques femmes comme sa mère détruite par la vie et quasi mutique, ou une policière hargneuse dans un fourgon (1). Mais en réalité elle est totalement seule dans un monde abject exclusivement masculin. Tout comme Phoolam Devi dans Bandit Queen, elle bénéficie elle aussi de l’aide d’un homme amoureux et se tourne vers un parrain musulman lorsque tout semble perdu. Elle se sert cependant des hommes avec encore plus de cynisme que la « Reine des Bandits ». Ils ne sont qu’au service de sa détermination implacable et elle finit même par les instrumentaliser complètement.
On a présenté Shabri comme un film de gangster, mais il est aux antipodes d’un Company, D et autre Once Upon a Time in Mumbaai ou l’appât du gain et la soif du pouvoir sont les deux ressorts principaux. Shabri n’était pas destinée à devenir gangster, c’est la nécessité qui l’y amène. Elle aurait pu rester assise à pleurer, elle se redresse, au contraire, et affronte l’adversité comme jamais. Nous sommes au confluent d’une œuvre féministe, d’un film social pessimiste et d’une histoire de vengeance, où la violence sous toutes ses formes est omniprésente.
Quelques scènes présentent une sauvagerie qui pourrait choquer et feraient que le film serait sans aucun doute interdit aux moins de 12 ans en France. C’est le cas de celle qui décrit la mort de Bandya, le frère de Shabri. Tout est suggéré, mais on devine les sévices atroces que subit le jeune garçon misérable. La réalisation formelle est parfaite, le travail sur le son est admirable ; la scène est insoutenable. Elle n’est cependant pas gratuite en servant totalement le propos du film et en abolissant tout doute moral qui pourrait tenter le spectateur.
C’est aussi le point de départ, lorsque la vie de Shabri bascule, le moment où elle nous emmène pour ne plus nous lâcher. Car même si l’œuvre de Lalit Marathe s’écarte de ce qu’il est habituel de voir, il conserve la structure et les fondamentaux d’une production « grand-public » de Bombay. Le film dispose ainsi d’un entracte avec cliffhanger. La mise en images énergique et moderne est au service des scènes d’actions et participe du fait qu’on ne s’ennuie pas une seconde. La seule entorse au canons de Bollywood est l’absence de chansons.
À un journaliste qui lui demandait de qualifier la performance de son actrice principale, Lalit Marathe a répondu : « Je ne vois que Nargis dans Mother India ». Si Shabri ne peut se comparer au chef-d’œuvre de Mehboob Khan, le jeu d’Isha Koppikar présente effectivement une intensité qui s’en rapproche. Sa douleur est palpable, lorsque le corps de son petit frère est découvert. Son regard affiche une détermination glaciale, lorsqu’elle décide de se venger. Son sourire est terrifiant lorsque, enfin, la vengeance est au bout du canon du pistolet. Isha Koppikar est Shabri, cette fille issue littéralement du caniveau qui va faire rendre gorge au puissant parrain local.
Plus fin encore, sans aucune autre parole qu’une voix-off, assise à l’arrière d’une voiture à côté de sa mère hébétée, son seul visage nous montre ce à quoi nous venons d’assister : la naissance d’un monstre. Après une heure et demie d’empathie totale, elle nous détache de son personnage de façon cinglante. Du très grand art accompli avec une économie de moyens particulièrement émouvante !
Face à une telle prestation, les autres acteurs sont naturellement un peu en retrait. Raj Arjun, que l’on reverra dans Rowdy Rathore, manque un peu d’épaisseur en amoureux tétanisé par la timidité. Pradeep Rawat incarne en revanche un don pervers d’une brutalité extrême tout à fait convaincant. On pourrait peut-être lui reprocher un peu de sur-jeu dans certains passages, mais ils sont l’occasion d’entendre sa fantastique voix grave. Zakir Hussain, avec un personnage assez similaire à celui qu’il a interprété dans Not a Love Story, réalise un numéro éblouissant de chat qui joue avec les souris. Alors qu’il est censé représenter la loi, il parvient à faire aussi peur que Rajdhar Bhau.
Shabri est sorti en salles dans l’indifférence générale après cinq années de lutte de son auteur, Lalit Marathe. Son échec retentissant au box-office ne doit pourtant pas laisser penser qu’il s’agit d’un film médiocre. C’est au contraire une œuvre importante portée par Isha Koppikar qui réalise ici une immense performance d’actrice.
Centrée sur un personnage féminin très fort, cette histoire de vengeance nous plonge dans le bidonville de Bombay sans qu’il soit possible de reprendre son souffle une heure et demie durant. Des choix esthétiques radicaux comme la violence assumée pourront rebuter certains. En revanche, ceux qui se seront laissés entraîner ne manqueront pas d’apprécier le privilège de l’avoir vu.
On a parlé d’une suite mais les chances que ce projet soit mené à son terme sont infimes. Shabri restera à jamais une œuvre unique.
(1) Il est fait état de-ci de-là d’une apparition d’Urmila Matondkar. Ce n’est pas le cas sur l’édition du DVD.