Bollywood à l’épreuve du débat sur l’intolérance
Publié samedi 28 mai 2016
Dernière modification mardi 5 avril 2016
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En février Le Monde diplomatique consacrait deux articles à l’Inde, s’intéressant ainsi à ce vieux serpent de mer qui a fait surface ces derniers mois : le débat sur l’intolérance. La récente participation – décriée, voire moquée – de Kajol dans un débat organisé par The Telegraph autour de cette épineuse question est l’occasion de revenir sur ce sujet que nous abordions il y a quelques mois. Car le monde du cinéma, par son silence tacite ou par sa prise de position manifeste, n’est pas étranger à ces débats qui enflamment les esprits et ravivent des déchirements profonds…
Avec moult mobilisations, le débat sur l’intolérance continue en Inde : Après la mobilisation des universitaires et des artistes rendant leurs récompenses (en novembre), et les prises de position « polémiques » de certains acteurs (en décembre), le débat a été réveillée en février par une série de grèves étudiantes après le suicide de Rohit Vemula, étudiant-chercheur à l’université d’Hyderabad, syndicaliste ambedkariste [1] et « marxiste dalit (intouchable) ». Harcelé par les autorités universitaires, il aurait été exclu du pensionnat universitaire et privé de sa bourse d’études comme sanction contre ses prises de position en contradiction avec la direction de l’université et en opposition à l’ABVP, bras syndical étudiant du RSS, très proche du BJP.
Cet épisode rappelle d’abord l’actualité de la discrimination de caste en Inde, ainsi qu’une certaine forme d’intolérance et de répression – voire de censure – contre les « dissidences » idéologiques, tout en démontrant la polarisation violente qui ne cesse de s’accroître dans la société indienne… et le monde du cinéma n’a pas été épargné :
En décembre Aamir Khan s’est retrouvé dans l’œil du cyclone. Il a été la cible de nombreuses d’attaques après ses déclarations sur le sentiment d’insécurité éprouvé par sa famille : Il évoquait avec franchise le malaise et la peur de sa femme, la scénariste et réalisatrice Kiran Rao, dans une Inde de plus en plus intolérante… suggérant même la possibilité d’un départ du pays. Bien qu’il ait aussi reçu des soutiens de taille [2], la violence des réactions à l’encontre de l’acteur n’a fait que confirmer sa perception d’une atmosphère sociale saturée d’intolérance – religieuse et communautaire. Acculé, l’acteur de PK a quand même dû préciser ses propos et déclarer publiquement sa fierté d’être Indien.
Les déclarations d’Aamir Khan ont été du pain béni pour divers secteurs de la droite nationaliste, dont le BJP, qui a de la maille à partir avec l’acteur [3]. Aussi, des membres de la VHP, dans le Gujarat, ont organisé une campagne de boycott des marques, produits et applications dont l’acteur est l’ambassadeur. Il s’agissait non seulement d’une énième tentative, orchestrée martialement, pour acculer l’acteur, sa famille et ses affaires, mais aussi d’un défouloir pour cette organisation nationaliste, assez remontée depuis les violences de la mi-novembre 2015 [4]. La Shiv Sena , quant à elle, a directement appelé à l’agression en proposant d’offrir le montant de 1 lakh (cent mille roupies, dans les 1 400 €) a tout ceux qui « gifleraient », au nom du parti, Aamir Khan « l’intolérant » (un site web a été créé à cet effet).
Plus grave encore, l’avocat Manoj Kumar Dixit, habitué des poursuites contre Aamir Khan, ainsi que l’obscur réalisateur Ullhas P.R ont déposé plainte contre l’acteur pour « sédition », « méfait public » et promotion de l’« inimitié communautaire », car les propos de Khan « fomenteraient » l’insécurité dans le pays. On peut espérer que le jour du procès – s’il y en a un – le juge fera valoir la liberté d’expression et d’opinion, avant de statuer sur la pertinence des propos de l’acteur, sans quoi il s’agirait d’instaurer et de promouvoir une forme de (auto)censure.
S’il n’y a rien d’étonnant à ce que la droite nationaliste profite de toute occasion pour exprimer son ire non contenue contre les acteurs musulmans, il est néanmoins déplorable de constater une forme de judiciarisation, dévoyée, de la société indienne [5]. En effet, au lieu de traduire la vitalité de sa démocratie et la volonté de rapports sociaux apaisés, les recours – excessifs et abusifs – en justice, laissent percevoir a contrario un climat de « chasse aux sorcières », un état de conflictualité permanente et d’intolérance manifeste… le tout agrémenté par un flots d’imputations scandaleuses, de procès en patriotisme, d’attaques ad hominem, et des grandes déclarations de philosophie politique en moins de 140 caractères.
Alors qu’Aamir Khan faisait ces déclarations qui ont déchaîné le courroux des nationalistes il exposait aussi son soutien à l’Award Wapsi : « Rendre ses prix est une façon de faire valoir un point de vue (…) je soutiendrai toute forme de protestation non-violente ».
En réaction à ces déclarations le monde du spectacle a rapidement pris position. Anupam Kher, qui ne cesse de marteler son amour pour la mère patrie, a interpellé agressivement l’acteur. Le « patriotisme » de cet ancien censeur l’a également conduit à se déchaîner contre les intellectuels de l’« l’Award Wapsi » (pour lui, une vile entreprise de diffamation du pays). Il s’est notamment emporté contre une de ses figures de proue, l’écrivaine et militante Arundhati Roy : « [elle] a toujours insulté l’Inde (…) Je me demande même si Arundhati Roy est Indienne », déclarait-il atterré par la description que Roy fait de l’autoritarisme - « policier » et « fascisant » - qu’elle perçoit sous Narendra Modi.
Cependant, bien que le nombre des personnalités publiques ayant rendu leur prix se soit accru ces derniers mois, l’Award Wapsi – dont la pluralité désunie des engagements laisse à désirer – est loin de susciter un débat de fond, que ce soit de la part des institutions concernés, du monde du spectacle ou des hommes politiques :
Le 5 mars 2016, The Telegraph, quotidien en langue anglaise de Calcutta, organisait un débat public devant la bonne société bengalaise. Les débateurs – parmi lesquels on trouvait des juges, des politiques et les acteurs Anupam Kher et Kajol – devaient prendre position en faveur ou contre la proposition « la tolérance est la nouvelle intolérance ».
Or, du moment que les termes du débat sont mal posés, ce genre de spectacle possède un intérêt limité. Dans tous les cas il traduit l’état du « débat » sur l’intolérance en Inde : les termes ne sont jamais définis, et la mise en scène l’emporte sur les idées de fond, car l’objectif n’est ni la démonstration argumentée ni la conciliation, mais un ex-aequo dont le seul vainqueur est le spectacle… pour preuve les vociférations passionnées de l’acteur Anupam Kher, dont la colère affectée contre les « brigades de l’intolérance » du Congrès « s’attaquant » à Narendra Modi, lui vaudraient un award ainsi qu’une nuit d’amour avec le Premier ministre.
La prestation de Kajol, qui a suscité des railleries, est plus intéressante, non pas par sa conclusion mais par certaines des idées avancées. L’actrice – peu habituée à ce genre d’exercices – mobilisant des exemples tirés de ses films (DDLJ, Fanaa et Pyaar Toh Hona Hi Tha) a touché ce que d’autres négligent depuis fort longtemps : l’intolérance ordinaire, les préjugés quotidiens. Si le cinéma est un reflet de la société, c’est qu’il doit aussi permettre de la réfléchir, de la penser avec plus d’équanimité. Et de la changer aussi.
Peut-être que son intervention était naïve, mais elle n’était pas exempte de courage, de beaucoup d’honnêteté, et sans doute de prudence… quand on mesure les attaques dont sont victimes tous ceux qui prennent position sur cette délicate question.
[1] Du nom de Bhimrao Ramji Ambedkar, un des principaux rédacteurs de la Constitution indienne. Il incarne la lutte contre le système de castes et fut un des promoteurs du renouveau bouddhiste dans le Sous-continent.
[2] On retiendra le soutien du compositeur A.R. Rahman qui a vécu une situation semblable : En septembre 2015 il a dû affronter une « fatwa » lancé par l’organisation sunnite rigoriste Raza Academy. Cette dernière lui reprochait d’avoir composé la musique du film iranien Muhammad : The Messenger of God et d’avoir d’insulté le prophète de l’Islam. Opportuniste, l’organisation religieuse hindoue VHP avait alors saisi l’occasion pour promouvoir – encore – ses « reconversions » religieuses : Dans un élan de générosité intéressée l’organisation fondamentaliste hindoue avait alors proposé à A.R. Rahman de « revenir » [sic] vers l’hindouisme.
[3] Aamir Khan est « coupable » d’avoir critiqué l’ex-premier ministre du Gujarat, Narendra Modi. En effet, l’acteur a eu l’occasion de prendre la parole pour évoquer les émeutes dans le Gujarat (2002) et le déplacement de populations autour du barrage de Sardar Sarovar dans le même État.
[4] Dans l’Etat du Karnataka des heurts ont éclaté autour de la commémoration de la naissance de Tipû Sâhib, sultan de Mysore de 1783 à 1799. C’est la décision du gouvernement du Karnataka de commémorer officiellement cette date qui a précipité la colère du Sangh Parivar, la constellation d’organisations de droite nationaliste hindoue, qui considère le sultan musulman comme une figure « tyrannique » convertissant de force des hindous. A l’opposé, le Chief Minister du Karnataka, déclarait, lui, que Tipû Sâhib avait été un « vrai laïc » (sic).
Malheureusement le débat historiographique autour du personnage n’est pas à l’ordre du jour. Rappelons simplement que Tipû Sâhib – « le Tigre de Mysore » – stratège hors pair, tint tête aux anglais dans leur entreprise de colonisation des Indes. Il fut vaincu en 1799 par le général Arthur Wellesley, duc de Wellington… lequel vaincrait quelques années plus tard Napoléon Ier à Waterloo !
[5] Le concept de « judiciarisation » des relations sociales traduit aussi bien l’accroissement considérable du nombre de contentieux, que « l’extension du domaine de la justice », en ce sens que l’institution judiciaire devient un instrument de régulation sociale et de résolution des litiges politiques. Il plane sur la justice un risque de « politisation » des jugements, dans la mesure où le juge peut être utilisé, instrumentalisé, pour résoudre des conflits partisans…
En Inde la « judiciarisation » des rapports sociaux est perceptible depuis la fin des années 1990. Voir Centre d’études Inde – Asie du Sud (CEIAS) « Judiciariser la Nature. Projets de développement, aires protégées et réformes religieuses en Asie du Sud », printemps 2015.
[6] L’expression fait référence au « Ghar Wapsi », littéralement « "retour" à la maison », il s’agit de campagnes de reconversion promues par des organisations religieuses de la droite nationaliste hindoue. Ici, il est fait référence au « retour » des récompenses (awards) par des personnalités du monde académique et artistique, que nous décrivions aussi dans un article précédent.