Dil Se, un film Bollywood ?
Publié lundi 23 novembre 2009
Dernière modification lundi 23 novembre 2009
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Longtemps considéré avec condescendance, le cinéma indien est pourtant le premier producteur de films au monde. En effet, plus de 1000 films sortent chaque année sur les écrans de l’Inde. Chaque région de ce pays produit un certain nombre de films dont le genre et les codes peuvent beaucoup varier d’une région à l’autre.
La majorité des films proviennent des studios de la ville de Bombay, à l’ouest, ce qui a donné le terme Bollywood par contraction avec Hollywood ; viennent ensuite ceux de Madras, dans le sud de l’Inde et ceux de Calcutta, à l’est. Malgré la diversité des films, les influences interrégionales ne sont pas rares. Ainsi, lorsqu’un film a du succès dans une région, il est souvent refait dans une langue différente pour être distribué dans une autre partie du pays. Il existe également d’autres sortes d’échanges entre les industries cinématographiques régionales. De fait, depuis les années 80, nombreux sont les acteurs ou réalisateurs du sud de l’Inde, qu’ils soient tamouls ou telugus, qui viennent à Bombay tourner des films en hindi. C’est le cas par exemple de Mani Ratnam, réalisateur tamoul, qui est venu en 1998 à Bombay tourner un film hindi : Dil Se, avec Shah Rukh Khan et Manisha Koirala. Il a d’ailleurs, par la suite, doublé le film en tamoul et l’a sorti au Tamil Nadu sous le titre de Uyire Uyire. En quoi ce film renouvelle-t-il le film d’amour, genre classique du cinéma hindi ?
Le cinéma de Bombay descend de nombreux arts dont l’héritage est très perceptible dans les films. Dès les débuts du cinéma en Inde, il a été l’union d’arts aussi anciens que le théâtre sanskrit et parsi, la danse et la musique. Du premier, provient, par exemple, la typification de nombreux personnages, puisque dans le théâtre sanskrit on les catégorisait pour correspondre à une émotion. L’absence de linéarité de l’intrigue que l’on peut voir dans certains films comme Sholay découle aussi de ce théâtre sanskrit. Certaines intrigues secondaires sont parfois beaucoup développées mettant en suspens l’intrigue principale. Les décors et costumes flamboyants viennent du théâtre parsi, ainsi que le sens du spectacle que l’on peut voir dans de nombreux films tels que Devdas ou Veer-Zaara. Il y a, dans ces deux films, profusion de couleurs vives, trait caractéristique des films de Bollywood. La danse et la musique ont aussi énormément d’ importance dans les films réalisés à Bombay. De ce fait, on retrouve généralement six chansons par films dont deux ou trois séquences chorégraphiées : c’est le format classique, qui peut, bien sûr, varier. Ces chansons sont en général nécessaires à l’intrigue, elles la complètent, la rythment et la développent. Le cinéma bollywoodien est donc l’union de plusieurs arts importants dans la tradition indienne.
Les films permettent souvent aux habitants de l’Inde de s’évader de leur quotidien. Dans Beauté indienne : le style Bollywood, Bérénice Geoffroy Schneiter appuie cette idée en parlant des affiches aux couleurs flamboyantes qui se détachent de la crasse de Bombay et qui offrent déjà au quotidien une certaine évasion. Le cinéma est le loisir le plus accessible en Inde et par conséquent le plus populaire. Toute la famille va au cinéma, ce qui se reflète beaucoup dans les films. On peut en effet y remarquer un certain traditionalisme : la famille est mise en valeur par la représentation de foyers où toutes les générations cohabitent, comme dans Dilwale Dulhania Le Jayenge. Dans ce film, même si les traditions sont quelque peu bousculées par le refus du mariage arrangé, Raj, le personnage de Shah Rukh Khan refuse d’enlever Simran, le personnage de Kajol, car il veut l’accord de son père. Au-delà des traditions présentes dans les films, on peut aussi y voir, assez régulièrement, un aspect patriotique très marqué, l’Inde y étant souvent exaltée, même quand ce n’est pas le sujet du film, à l’exemple de Dilwale Dulhania Le Jayenge.
Parmi tous les genres du cinéma bollywoodien, le film d’amour est peut-être le plus représenté, que le film soit uniquement concentré sur une histoire d’amour ou que ce soit le genre prédominant du film massala (film qui mélange les genres). Cela est probablement dû au fait que la mythologie indienne comporte de nombreuses histoires d’amour comme celle de Radha et Krishna ou de Rama et Sita. De même, chaque dieu a sa shakti, son pouvoir féminin. Le couple étant l’essence même de la mythologie indienne, il n’est donc pas étonnant de retrouver cette idée dans le cinéma bollywoodien qui s’inspire beaucoup des mythes fondateurs. Le film romantique est un genre très codifié avec des éléments qui reviennent quasiment tout le temps. Ainsi, le thème du coup de foudre est exploité de très nombreuses fois, que ce soit dans un classique comme Shree 420 ou un film plus récent comme Kal Ho Na Ho. Il n’est pas rare que cet amour soit un amour impossible, soit à cause de la différence de caste, de l’opposition d’un membre de la famille ou d’une différence de religion. L’interdiction du baiser fait également partie de ces codes, depuis l’époque de la censure britannique, ce qui amène à remplacer cet élément par des danses et des love songs souvent très sensuelles et très suggestives. Depuis les années 60, il est assez courant que certaines de ces chansons soient filmées dans un pays étranger, la Suisse par exemple comme dans Mohabbatein ou l’Egypte dans Kabhi Khushi Kabhie Gham. Tous ces codes sont, à quelques exceptions, toujours présents dans le film d’amour classique bollywoodien.
Le film Dil Se de Mani Ratnam est construit dans le format classique d’un film de Bollywood, surtout sur le plan musical. En effet, il y a cinq chansons, ce qui correspond à peu près à la moyenne : Chaiyya Chaiyya, Dil se re, Satrangi re, Aey Ajnabi et Jiya Jale Jaan Jale. Chaiyya Chaiyya et Jiya Jale Jaan Jale sont des séquences chorégraphiées de groupe, Satrangi re est également une chorégraphie, toutefois effectuée seulement par les deux personnages principaux, Dil se est une love song et Aey Ajnabi est une chanson. De plus, il y a dans Chaiyya Chaiyya une item girl, c’est-à-dire qu’une actrice-danseuse vient danser l’espace d’une chanson, ce qui est quelque chose d’assez courant dans les films Bollywood, comme par exemple dans Bunty aur Babli. Cette façon de découper les intermèdes musicaux est très classique. Dans sa durée, le film est également dans la moyenne puisqu’il dure deux heures quarante-cinq, comme la plupart des films indiens. Du point de vue des personnages, certains semblent quelque peu typés, dans la continuité du théâtre sanskrit. Il y a par exemple la grand-mère aimante qui veut à tout prix marier son petit-fils ou la mère tout aussi aimante qui aide la grand-mère dans la réalisation du mariage. Ce n’est pas sur la représentation de la famille que le film trouve son originalité.
Dil Se est un film au cœur des années 90 dans certains des thèmes qui sont abordés. Il y a ainsi dans les films de cette période un regain du traditionalisme que l’on trouve habituellement dans les films Bollywood : c’est le « néo-traditionalisme » comme le spécifie Dinesh Raheja, dans son livre La saga Bollywood : le cinéma indien. Dil Se peut être considéré comme un film dans cette lancée néo-traditionaliste puisque le foyer du personnage de Shah Rukh Khan, Amar, est un foyer multi-générationnel composé par la grand-mère, la mère, les frères et les sœurs (le père n’est pas présent car il est mort « pour sa patrie »). La grand-mère désirant marier son petit-fils à une jeune fille interprétée par Preity Zinta, il y a aussi dans le film un mariage arrangé, qui n’aura certes pas lieu, mais dont on peut voir quelques cérémonies, telles que la préparation de la mariée. Il s’agit là encore d’un élément récurrent des films Bollywood, surtout de cette période. De plus, même si la future mariée semble plutôt moderne et ose poser des questions sur la virginité, elle n’a pas dérogé à la tradition et se préserve pour son mariage.
Plusieurs aspects de l’histoire d’amour de Dil Se sont également dans la tradition des films de Bollywood. Le premier d’entre eux est le coup de foudre. Amar, le personnage de Shah Rukh Khan, se trouve dans une gare agitée par les vents et la pluie à attendre son train quand il voit Meghna, le personnage de Manisha Koirala, enveloppée dans un châle noir. Quand le vent emporte le châle et la découvre, Amar tombe immédiatement amoureux d’elle, comme le souligne la succession de champs-contrechamps et le jeu de l’acteur. Ce genre de rencontre à laquelle succède un coup de foudre immédiat de la part d’un des personnages n’est pas rare dans les films d’amour de Bollywood. Par ailleurs, Dil Se respecte bien la règle de l’interdiction de s’embrasser : il n’y a pas de baiser montré à l’écran, même si à un moment on devine qu’Amar embrasse Meghna. En revanche, il y a des danses très suggestives qui montrent le désir des personnages l’un pour l’autre comme Satrangi re ou Jiya Jale Jaan Jale. Pour compléter le schéma, Amar se bat de nombreuses fois en deuxième partie du film, passage souvent obligé de toute histoire d’amour bollywoodienne.
Dil Se reste malgré tout une œuvre très originale pour un film romantique de Bollywood avec notamment une esthétique totalement différente d’autres films du même genre. La lumière et la couleur par exemple sont certes très travaillées comme dans d’autres films indiens, mais au lieu d’être vives, chatoyantes, ce sont des couleurs plus sombres, une lumière plus saturée, créant une photographie complètement originale. De même, les chansons, bien qu’organisées dans un format classique, se révèlent novatrices. La chorégraphie Chaiyya Chaiyya est ainsi filmée sur le toit d’un train ; quant à Jiya Jale, elle a pour décor les canaux et les chutes du Kerala. Dans cette dernière, on peut même voir des éléphants. Pour Satrangi re, certains passages sont montés à l’envers, ce qui est là aussi original ; ce type de montage deviendra par la suite un motif récurrent chez Mani Ratnam. Le personnage de Manisha est lui aussi hors des sentiers battus, vraiment différent des personnages féminins de faire-valoir que l’on peut parfois rencontrer. C’est une femme forte, plus dans la lignée des personnages des films indiens des années 50. Le personnage d’Amar n’est également pas aussi typé que l’on pourrait le croire. Il n’est pas qu’un homme près à tout pour la femme qu’il aime, il n’arrive pas à sauver Meghna, ce qui là aussi est assez novateur, surtout pour un personnage joué par Shah Rukh Khan, ici à l’opposé d’un rôle comme celui de Raj dans Dilwale Dulhania Le Jayenge.
Par ailleurs, Dil Se, contrairement à beaucoup d’autres films indiens comme Mother India, par exemple, présente un patriotisme très nuancé. Il y a de fait des éléments patriotiques très forts comme la présence, en toile de fond du film, de l’anniversaire des cinquante ans d’indépendance de l’Inde, ou le métier du personnage joué par Shah Rukh Khan, reporter à All India Radio réalisant des interviews sur l’indépendance. Toutefois, en présentant un des personnages principaux comme membre d’un réseau terroriste d’une région qui s’estime oubliée par le gouvernement central, le film n’est plus seulement patriotique, il en devient critique. D’autant plus que le personnage de Manisha et sa sœur ont été violées par des soldats de l’armée indienne, ce qui est là encore une manière de critiquer, sans toutefois encenser le terrorisme, car le film se termine sur une note particulièrement pessimiste. Il n’y a là plus vraiment l’évasion habituellement proposée par les films Bollywood, Dil Se donne à réfléchir et devient, par là même, un film engagé.
Le traitement de l’histoire d’amour présente lui aussi plusieurs nouveautés. Il y a des scènes tournées dans des régions exotiques comme dans d’autres films de la même époque, mais elles n’ont pas été filmées en Suisse ou autres coins verdoyants comme c’était l’habitude à l’époque. Ce sont des scènes tournées dans des régions frontalières de l’Himalaya, dans des déserts arides, comme dans Satrangi re, des lieux que l’on imagine peu voir accueillir une histoire d’amour. C’est également plutôt novateur, à l’époque, de tourner une danse d’un film Bollywood dans les canaux du Kerala, région au sud de l’Inde. En outre, l’intrigue amoureuse est en elle-même vraiment originale. C’est une histoire d’amour impossible, comme dans d’autres films, sauf qu’ici ce n’est pas un problème de religion ou de caste qui la rend impossible, mais l’appartenance de la jeune femme à une organisation terroriste. La typification d’un personnage comme terroriste dans un film indien n’est pas une caractéristique ordinaire d’un film indien, a fortiori quand il s’agit du personnage féminin, poussant l’originalité à l’extrême. Mani Ratnam éclate donc les codes du genre, ce qui est très perceptible dans Dil se re qui n’est pas une love song classique. Les personnages sont, en effet, dans cette chanson, entourés par l’armée, des bâtiments en flammes et des explosions pour insister sur le danger de la partie du pays d’où vient Meghna et préparer la future révélation de son activité. Le réalisateur achève le bouleversement des codes de l’histoire d’amour par une fin pessimiste qui est très loin du happy end d’un film comme Kuch Kuch Hota Hai de la même année, mais plutôt une fin shakespearienne où les deux héros choisissent de mourir ensemble, plutôt que de vivre l’un sans l’autre.
En conséquence, le film de Mani Ratnam, bien que pouvant se rapprocher d’un film classique d’amour bollywoodien, se révèle extrêmement novateur dans le genre. Le réalisateur a recours à un format classique avec chansons, histoire d’amour impossible pour mieux le détourner, le contourner : en somme, éclater les codes du genre pour en faire ressortir des aspects complètement nouveaux et rarement exploités. Le film, tout en restant sur de nombreux points dans la tradition de Bollywood, peut ainsi s’en détacher partiellement et renouveler le genre. Dil Se était d’ailleurs peut-être trop novateur pour l’époque. En effet, le public indien ne s’attendait sûrement pas à une histoire aussi torturée et à une fin aussi pessimiste, c’est pourquoi le film a été un échec commercial en Inde. Dans d’autres pays, l’originalité du film a bien au contraire été un élément positif pour le public et pour la critique. Le marché overseas, comme il est nommé en Inde, et qui comprend des pays comme la Grande-Bretagne ou les Etats-Unis, a plébiscité le film. Par ailleurs, Dil Se est l’une des œuvres les plus sombres de Mani Ratnam. Si ce cinéaste aborde souvent des sujets durs, comme le terrorisme, la guerre civile, la souffrance des enfants, la corruption de l’appareil politique, il n’a fait que très rarement des films où il subsistait aussi peu d’optimisme à la fin, que ce soit dans ses films tamouls (Kannathil Muthamittal, Ayitha Ezuthu) ou dans les remakes hindis de ces derniers (Yuva, remake de Ayitha Ezuthu). Il achève souvent ses réalisations par une note d’espoir, témoignage de sa foi humaniste.